La génisse et le pythagoricien
2002

c o m p a g n i e   t f 2 ,   j e a n - f r a n ç o i s   p e y r e t
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Une question sur le jardin comme métaphore de la mémoire, personnelle et interpersonnelle


Alors que je m'efforçais de trouver quelques connexions opérables entre art et science, ou plutôt entre une institution publique vouée aux sciences et une autre dédiée aux arts, Alain Prochiantz me donna son livre écrit à deux mains avec Jean-François Peyret, La Génisse et le Pythagoricien. Un brain storming des deux institutions avait accouché de propositions plutôt sages autour de " la matière de l'art " et de " composer, recomposer ", et je fus donc saisi de voir à quel point le biologiste et l'homme de théâtre étaient allés plus profond, conjuguant une théorie scientifique (l'évolution, la néoténie,…) et un poème (les Métamorphoses d'Ovide), d'abord en un journal croisé (carnets informes, journal infime), puis en une pièce effectivement déjà produite à Strasbourg.
Il apparaissait qu'au delà des apports indirects de la science et de la technologie aux arts (matériaux, motifs, modèles, outils de composition,…) et de l'art aux sciences (en particulier l'analyse, au service de la cognition ou de la thérapeutique, des moyens mis en œuvre par l'artiste pour " impressionner " son public,…), on pouvait imaginer un transfert direct entre deux créateurs des deux bords. Il me sembla que ce transfert reposait sur une communication d'affect, c'est-à-dire, sentiment valant paysage*, sur la mise en communication de deux jardins.

L'axiome sous-jacent (ou observation ?) est que toute découverte scientifique s'enracine dans un paysage intérieur résultant d'une longue mise en forme personnelle, que cette construction ne peut avoir une consistance suffisante que développée sur un temps long,, et qu'elle est donc nécessairement concomitante d'un affect. A dire vrai , l'affect au sens usuel du terme peut n'être qu'un massif en lisière et en contrebas du jardin que constitue la théorie scientifique, mais c'est un retour régulier auprès de ce massif qui ranime la volonté de construction et d'exploration du chercheur**. Le contrôle des métamorphoses, le caractère le plus déterminé des événements les plus rares…- il faudrait sonder chaque créateur pour connaître sa fantaisie personnelle -, voilà en tout cas des affects qui paraissent transmissibles à un créateur d'une autre espèce, susceptible à son tour de les interpréter dans un jeu de références et de contraintes différent, équilibre plastique par exemple plutôt que démonstration. Et c'est bien sous les espèces du paysage que l'on peut essayer de comprendre la jonction interpersonnelle : quelques points de vue du jardin de l'un étant " reconnus " par l'autre (" déjà vu "), il s'opèrerait une chirurgie *** faisant de chaque jardin une extension de l'autre.

Bien entendu, tout ceci n'est que broderies sur une métaphore, variables cachées dans le vaste espace gisant entre le cerveau et les comportements, espace sur lequel, encore aujourd'hui, le roman psychologique, le poème ou la peinture nous apprennent plus que les études cognitives !
Peut-on discerner quelque objet scientifique derrière la métaphore ? Dire par exemple que le jardin " à la Giordano Bruno " le plus élémentaire est une allée rectiligne bordée d'arbres ou de statues, et qu'il s'agit là d'un modèle des entiers naturels, compétence sur laquelle les cogniticiens ont beaucoup écrit, concernant les jeunes enfants. Rappeler qu'un bon exposé commence par " planter le décor ", que les cartes géographiques ont toujours fasciné, qu'un bon plan ou un bon bloc-diagramme valent mieux qu'un long discours (lequel n'est qu'un texte relatant un parcours dans le jardin). Essayer de formaliser, pour en tester la pertinence descriptive, les relations qu'entretiendraient les différentes places ou points de vue à l'intérieur d'un " jardin " : y aurait-il une raison, dans la mémoire ****, de distinguer des proximités de nature différentes (l'équivalent de ce qui dans le jardin est accessible par la vue, par l'ouïe, par la marche…) ? Peut-on vérifier que dans un processus de pensée, rêve,…seuls certains basculements de point de vue sont autorisés (la marche dans les allées), les autres excursions restant à l'état d'incises, comme régulées par un système de parenthèses? Sans oublier que le jardin n'est pas un système clos, ni que bien des stimuli (auditifs, olfactifs), tels la madeleine bien connue, sont difficilement localisables hic et nunc et pointent plutôt vers d'autres jardins très distants. Et d'ailleurs n'y a-t-il qu'un seul promeneur à l'œuvre dans le jardin (l'homoncule de la conscience), ou plusieurs promeneurs concurrents *****, ou ce qui revient à peu près au même pas de promeneur du tout ? Que contiennent les places du jardin (données, processus,…), comment et avec quel résultat interagissent les contenus des différentes places d'un point de vue ?
Tout cela n'est que substitution d'une métaphore d'automaticien à une métaphore d'honnête homme. Ne reste-t-il donc, sur le thème art et science, qu'à organiser des rencontres où un scientifique se racontera à un artiste, ou réciproquement, en espérant avoir le même talent de marieur que Jean-Didier Vincent ?
Le jardin, vu du jardinier et non pas du promeneur, est d'abord mise en scène, et les questions les plus accessibles à une démarche scientifique pourraient concerner la valeur formatrice des scénographies ; mieux même : le scénographe, tel le philosophe, est-il un accoucheur ? Scénographies réelles des musées, ou virtuelles des jeux vidéos, elles conditionnent des parcours qui doivent faciliter l'assimilation, le transfert, la découverte. Les artistes, metteurs en scène, designers,… ont en cette matière une expérience cumulée peut-être implicite mais sûrement considérable. Une question en particulier : du roman à la bande dessinée et à l'adaptation cinématographique, en passant par le livre illustré, quel degré d' " abstraction " dans la scénographie (dépendant de quels traits culturels du lecteur) conjugue-t-il au mieux assimilabilité et ouverture (c'est-à-dire prédisposition à la généralisation)****** ? Sait-on où cette expérience a déjà constitué la matière d'une expérimentation sur l'organisation de la mémoire, et reste-t-il quelques manips et synthèses à tenter ?

Gabriel Ruget
mathématicien et directeur de l'Ecole normale supérieure

* " sentiment et paysage portent chacun un nom différent ; ils sont de fait inséparables " (Wang Fu-zhi).
** découverte du paysage, invention du paysage ? Le débat a-t-il un sens ? C 'est la marche forcée dans le jardin, sa réorganisation perpétuelle, au fil des saisons de la mode scientifique, qui en provoque la croissance, plus nécessaire qu'aléatoire.
*** au sens topologique du terme
**** ce firmware qu'il vaut sans doute mieux dans l'état actuel considérer comme un software, associant données et programmes de procédures.
***** au sens informatique
****** on peut aussi évoquer ici le débat sur l'usage de la figure dans l'apprentissage des mathématiques : les configurations particulières d'éléments géométriques, ou algébriques, qui illustrent les théorèmes des mathématiques, et leur enchaînement, sont autant de mises en scène des concepts mathématiques.