Une
question sur le jardin comme métaphore de la mémoire,
personnelle et interpersonnelle
Alors que je m'efforçais de trouver quelques connexions opérables
entre art et science, ou plutôt entre une institution publique
vouée aux sciences et une autre dédiée aux
arts, Alain Prochiantz me donna son livre écrit à
deux mains avec Jean-François Peyret, La Génisse
et le Pythagoricien. Un brain storming des deux institutions
avait accouché de propositions plutôt sages autour
de " la matière de l'art " et de " composer,
recomposer ", et je fus donc saisi de voir à quel point
le biologiste et l'homme de théâtre étaient
allés plus profond, conjuguant une théorie scientifique
(l'évolution, la néoténie,
) et un poème
(les Métamorphoses d'Ovide), d'abord en un journal croisé
(carnets informes, journal infime), puis en une pièce effectivement
déjà produite à Strasbourg.
Il apparaissait qu'au delà des apports indirects de la science
et de la technologie aux arts (matériaux, motifs, modèles,
outils de composition,
) et de l'art aux sciences (en particulier
l'analyse, au service de la cognition ou de la thérapeutique,
des moyens mis en uvre par l'artiste pour " impressionner
" son public,
), on pouvait imaginer un transfert direct
entre deux créateurs des deux bords. Il me sembla que ce
transfert reposait sur une communication d'affect, c'est-à-dire,
sentiment valant paysage*, sur la mise en communication de deux
jardins.
L'axiome
sous-jacent (ou observation ?) est que toute découverte scientifique
s'enracine dans un paysage intérieur résultant d'une
longue mise en forme personnelle, que cette construction ne peut
avoir une consistance suffisante que développée sur
un temps long,, et qu'elle est donc nécessairement
concomitante d'un affect. A dire vrai , l'affect au sens usuel du
terme peut n'être qu'un massif en lisière et en contrebas
du jardin que constitue la théorie scientifique, mais c'est
un retour régulier auprès de ce massif qui ranime
la volonté de construction et d'exploration du chercheur**.
Le contrôle des métamorphoses, le caractère
le plus déterminé des événements les
plus rares
- il faudrait sonder chaque créateur pour
connaître sa fantaisie personnelle -, voilà en tout
cas des affects qui paraissent transmissibles à un créateur
d'une autre espèce, susceptible à son tour de les
interpréter dans un jeu de références et de
contraintes différent, équilibre plastique par exemple
plutôt que démonstration. Et c'est bien sous les espèces
du paysage que l'on peut essayer de comprendre la jonction interpersonnelle
: quelques points de vue du jardin de l'un étant " reconnus
" par l'autre (" déjà vu "),
il s'opèrerait une chirurgie *** faisant de chaque jardin
une extension de l'autre.
Bien
entendu, tout ceci n'est que broderies sur une métaphore,
variables cachées dans le vaste espace gisant entre le cerveau
et les comportements, espace sur lequel, encore aujourd'hui, le
roman psychologique, le poème ou la peinture nous apprennent
plus que les études cognitives !
Peut-on discerner quelque objet scientifique derrière la
métaphore ? Dire par exemple que le jardin " à
la Giordano Bruno " le plus élémentaire est une
allée rectiligne bordée d'arbres ou de statues, et
qu'il s'agit là d'un modèle des entiers naturels,
compétence sur laquelle les cogniticiens ont beaucoup écrit,
concernant les jeunes enfants. Rappeler qu'un bon exposé
commence par " planter le décor ", que les cartes
géographiques ont toujours fasciné, qu'un bon plan
ou un bon bloc-diagramme valent mieux qu'un long discours (lequel
n'est qu'un texte relatant un parcours dans le jardin). Essayer
de formaliser, pour en tester la pertinence descriptive, les relations
qu'entretiendraient les différentes places ou points de vue
à l'intérieur d'un " jardin " : y aurait-il
une raison, dans la mémoire ****, de distinguer des proximités
de nature différentes (l'équivalent de ce qui dans
le jardin est accessible par la vue, par l'ouïe, par la marche
)
? Peut-on vérifier que dans un processus de pensée,
rêve,
seuls certains basculements de point de vue sont
autorisés (la marche dans les allées), les autres
excursions restant à l'état d'incises, comme régulées
par un système de parenthèses? Sans oublier que le
jardin n'est pas un système clos, ni que bien des stimuli
(auditifs, olfactifs), tels la madeleine bien connue, sont difficilement
localisables hic et nunc et pointent plutôt vers d'autres
jardins très distants. Et d'ailleurs n'y a-t-il qu'un seul
promeneur à l'uvre dans le jardin (l'homoncule de la
conscience), ou plusieurs promeneurs concurrents *****, ou ce qui
revient à peu près au même pas de promeneur
du tout ? Que contiennent les places du jardin (données,
processus,
), comment et avec quel résultat interagissent
les contenus des différentes places d'un point de vue ?
Tout cela n'est que substitution d'une métaphore d'automaticien
à une métaphore d'honnête homme. Ne reste-t-il
donc, sur le thème art et science, qu'à organiser
des rencontres où un scientifique se racontera à un
artiste, ou réciproquement, en espérant avoir le même
talent de marieur que Jean-Didier Vincent ?
Le jardin, vu du jardinier et non pas du promeneur, est d'abord
mise en scène, et les questions les plus accessibles à
une démarche scientifique pourraient concerner la valeur
formatrice des scénographies ; mieux même : le scénographe,
tel le philosophe, est-il un accoucheur ? Scénographies réelles
des musées, ou virtuelles des jeux vidéos, elles conditionnent
des parcours qui doivent faciliter l'assimilation, le transfert,
la découverte. Les artistes, metteurs en scène, designers,
ont en cette matière une expérience cumulée
peut-être implicite mais sûrement considérable.
Une question en particulier : du roman à la bande dessinée
et à l'adaptation cinématographique, en passant par
le livre illustré, quel degré d' " abstraction
" dans la scénographie (dépendant de quels traits
culturels du lecteur) conjugue-t-il au mieux assimilabilité
et ouverture (c'est-à-dire prédisposition à
la généralisation)****** ? Sait-on où cette
expérience a déjà constitué la matière
d'une expérimentation sur l'organisation de la mémoire,
et reste-t-il quelques manips et synthèses à tenter
?
Gabriel
Ruget
mathématicien et directeur de l'Ecole normale supérieure
*
"
sentiment et paysage portent chacun un nom différent ; ils
sont de fait inséparables " (Wang Fu-zhi).
** découverte du paysage, invention du paysage ? Le débat
a-t-il un sens ? C 'est la marche forcée dans le jardin,
sa réorganisation perpétuelle, au fil des saisons
de la mode scientifique, qui en provoque la croissance, plus nécessaire
qu'aléatoire.
*** au sens topologique du terme
**** ce firmware qu'il vaut sans doute mieux dans l'état
actuel considérer comme un software, associant données
et programmes de procédures.
***** au sens informatique
****** on peut aussi évoquer ici le débat sur l'usage
de la figure dans l'apprentissage des mathématiques : les
configurations particulières d'éléments géométriques,
ou algébriques, qui illustrent les théorèmes
des mathématiques, et leur enchaînement, sont autant
de mises en scène des concepts mathématiques.
|