La génisse et le pythagoricien
au Théâtre de Gennevilliers, du 8 novembre au 7 décembre 2002

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De la génisse au pythagoricien et retour

par Jean Lassègue

     Quand, au cours du spectacle, j'ai entendu de la bouche d'un comédien la phrase aux réminiscences shakespeariennes, " être et ne pas être un animal ", j'ai retrouvé immédiatement mon bestiaire familier : à la fois le questionnement philosophique que je partage dans d'autres lieux avec le biologiste qu'est Alain Prochiantz et les vieilles obsessions turingiennes qui me lient à Jean-François Peyret et qu'il avait mises en scène naguère dans Turing Machine et Histoire Naturelle de l'Esprit (suite et fin). " Etre et ne pas être un animal " ou comment combler l'abîme entre la construction des formes vivantes et la construction des formes symboliques, voilà ce qui, à mon sens, se joue dans La génisse et le pythagoricien.
     Combler l'abîme existant entre ces deux dynamiques de construction des formes - la forme vivante - héritée - et la forme symbolique - à instituer - , c'est l'enjeu de la culture spécifiquement humaine qui doit faire émerger sa forme propre à partir de celle de l'animalité. Car la culture humaine consiste bien à entremêler sans possibilité de partage et si possible, dans l'humour, ce qui relève du vivant et ce qui relève de l'institution, l'un faisant surgir son contraire : que l'on songe à la différence des sexes dont parle savamment Tirésias au cours du spectacle, instituée par des règles de parenté qui finissent par constituer au fil des siècles le phénomène physique de l'ethnie - sorte de centaure conceptuel mi-humain, mi-animal - ou que l'on songe encore à cette jouissance féminine - ultime secret d'Héra - si mystérieuse pour les hommes, décrite tout aussi savamment dans la pièce comme ayant toutes les apparences d'une fin ultime de la nature, quand on sait au contraire - de la Lysistrata d'Aristophane aux modèles néo-darwiniens d'émergence de la culture - que c'est par l'institution de l'auto-restriction sexuelle féminine, gérée collectivement par les femmes elles-mêmes, que réside sans doute une voie d'accès majeure de l'hominisation …
     Décrire ce qui suture cet abîme dans la culture humaine est un programme à proprement parler titanesque, puisque la référence à Ovide sert ici de fil conducteur : il s'agit en effet de se confronter à la question de l'origine du monde, au moins autant au sens du tableau de Manet qu'au sens de la cosmologie. Et c'est là que les difficultés commencent : comment s'y prendre pour décrire cette origine ? Soyons plus précis : et si la description abstraite de l'origine en question était tellement complexe qu'elle soit elle-même plus complexe que l'événement qu'elle cherche à décrire ? Ce redoublement de la complexité propre à la culture humaine brouille à tout jamais le tableau de nos origines et nous fait pénétrer véritablement dans l'ordre du signifiant humain : il vaut peut-être alors mieux, pour avoir un aperçu de la dynamique des formes, renoncer à leur description abstraite - ces idées, finalement trop simples pour se confronter au problème de l'émergence de la culture - et en jouer, autrement dit chanter les formes plutôt que les dire … C'est là que le théâtre nous rappelle l'existence immémoriale de quatre rites majeurs pour aborder la difficile question de la nature si anti-naturelle de l'humain : ils ont pour nom jeu, langue, mythe et sacrifice. Ils viennent, à leur façon, suturer l'abîme entre les formes vivantes et les formes symboliques en rendant possible une réflexion, ou plutôt une mise en résonance, de la dynamique des formes.
     Jeu : non pas seulement dire mais aussi incarner pour mettre en pleine lumière les gestes que le verbal ébauche à sa façon. Incarner ici est à prendre à la lettre : la scène, coupée en deux, ressemble à une membrane, à une peau qui sépare un intérieur d'un extérieur comme dans une forme vivante. Ce qui se trame de l'autre côté se laisse seulement deviner (sont-ce des dieux ou des hommes qui s'interpellent et leurs paroles font-elles écho aux nôtres ?) et quand la membrane s'écarte et que le mystère de son au-delà se dévoile, ne nous apparaît d'abord que nous-mêmes : d'autres spectateurs, assis sur des gradins, regardent eux aussi un espace vide qui n'a pas encore pris corps, qui n'est pas encore devenu une scène, faute d'une peau qui sépare. L'au-delà, c'est les autres, avec lesquels il faudra bien réussir pourtant à faire surgir des formes.
     Langue : la langue, dans sa complexité naturelle, est une forme vivante. Instable par nature, indifférente à la référence descriptive aux états du monde, elle permet la continuation des gestes par d'autres moyens. La diversité des langues, œuvre de cette dynamique incessante, fait irruption sur scène par l'intermédiaire du latin : il y sert de relance à la parole vivante tout autant que de souvenir d'une langue morte, parce que la transmission, même fossilisée, d'un matériau sonore, peut toujours faire resurgir de nouvelles associations.
     Mythe : parce que la langue est elle-même un matériau vivant, elle est pour toujours porteuse de mythe. Car seraient-ce des pierres que lanceraient dans leurs dos Deucalion et Pyrrha pour engendrer à eux seuls l'espèce humaine si, en grec, laooi et laas, " pierres " et " hommes ", n'étaient pas consonants ? La vie proprement vertigineuse de la langue au sein de laquelle n'importe quoi peut se métamorphoser en tout autre chose est à la source du mythique. Le pouvoir originairement mythique de la langue rend ainsi possible toutes les métamorphoses : et d'où viendrait donc cette propension de nos enfants, pourtant si peu en contact aujourd'hui avec les formes animales, à se projeter dans des animaux, histoire après histoire, vidéo après vidéo, si elle ne venait pas de l'apprentissage du langage lui-même, toujours susceptible de susciter les métamorphoses du mythique ?
     Sacrifice : le culte dionysiaque n'est pas de tout repos, même s'il est loin de l'imaginaire guerrier des fières cités antiques : les sacrifices sanglants et l'ingestion de la viande crue prennent la suite des rites des chasseurs paléolithiques et n'ont d'autre but, au sein des cités agricoles, que de rappeler nos origines chasseresses. Le désir de tuer, auquel il est laissé libre cours dans l'enceinte du sacré, provoque épouvante et remords et construit un ordre nouveau, celui des rapports iréniques fondés sur le droit. Ainsi le sacrifice, comme le théâtre antique, nous rappelle que c'est l'expérience de la violence qui trace les limites du droit et que l'animal à un rôle éminent à jouer dans cette construction, celui de la victime sur qui porte la violence, pour éviter qu'elle ne se manifeste entre les hommes. Pythagore, fasciné par l'idéalité incarnée des nombres, avait oublié cette part d'ombre qui gît toujours en nous.