De
la génisse au pythagoricien et retour
par
Jean Lassègue
Quand,
au cours du spectacle, j'ai entendu de la bouche d'un comédien
la phrase aux réminiscences shakespeariennes, " être
et ne pas être un animal ", j'ai retrouvé immédiatement
mon bestiaire familier : à la fois le questionnement philosophique
que je partage dans d'autres lieux avec le biologiste qu'est Alain
Prochiantz et les vieilles obsessions turingiennes qui me lient
à Jean-François Peyret et qu'il avait mises en scène
naguère dans Turing Machine et Histoire Naturelle
de l'Esprit (suite et fin). " Etre et ne pas être
un animal " ou comment combler l'abîme entre la construction
des formes vivantes et la construction des formes symboliques, voilà
ce qui, à mon sens, se joue dans La génisse et
le pythagoricien.
Combler l'abîme existant entre
ces deux dynamiques de construction des formes - la forme vivante
- héritée - et la forme symbolique - à instituer
- , c'est l'enjeu de la culture spécifiquement humaine qui
doit faire émerger sa forme propre à partir de celle
de l'animalité. Car la culture humaine consiste bien à
entremêler sans possibilité de partage et si possible,
dans l'humour, ce qui relève du vivant et ce qui relève
de l'institution, l'un faisant surgir son contraire : que l'on songe
à la différence des sexes dont parle savamment Tirésias
au cours du spectacle, instituée par des règles
de parenté qui finissent par constituer au fil des
siècles le phénomène physique de l'ethnie -
sorte de centaure conceptuel mi-humain, mi-animal - ou que l'on
songe encore à cette jouissance féminine - ultime
secret d'Héra - si mystérieuse pour les hommes, décrite
tout aussi savamment dans la pièce comme ayant toutes les
apparences d'une fin ultime de la nature, quand on sait au contraire
- de la Lysistrata d'Aristophane aux modèles néo-darwiniens
d'émergence de la culture - que c'est par l'institution de
l'auto-restriction sexuelle féminine, gérée
collectivement par les femmes elles-mêmes, que réside
sans doute une voie d'accès majeure de l'hominisation
Décrire ce qui suture cet abîme
dans la culture humaine est un programme à proprement parler
titanesque, puisque la référence à Ovide
sert ici de fil conducteur : il s'agit en effet de se confronter
à la question de l'origine du monde, au moins autant au sens
du tableau de Manet qu'au sens de la cosmologie. Et c'est là
que les difficultés commencent : comment s'y prendre pour
décrire cette origine ? Soyons plus précis : et si
la description abstraite de l'origine en question était
tellement complexe qu'elle soit elle-même plus complexe
que l'événement qu'elle cherche à décrire
? Ce redoublement de la complexité propre à la culture
humaine brouille à tout jamais le tableau de nos origines
et nous fait pénétrer véritablement dans l'ordre
du signifiant humain : il vaut peut-être alors mieux, pour
avoir un aperçu de la dynamique des formes, renoncer à
leur description abstraite - ces idées, finalement
trop simples pour se confronter au problème de l'émergence
de la culture - et en jouer, autrement dit chanter
les formes plutôt que les dire
C'est là que
le théâtre nous rappelle l'existence immémoriale
de quatre rites majeurs pour aborder la difficile question de la
nature si anti-naturelle de l'humain : ils ont pour nom jeu,
langue, mythe et sacrifice. Ils viennent, à
leur façon, suturer l'abîme entre les formes vivantes
et les formes symboliques en rendant possible une réflexion,
ou plutôt une mise en résonance, de la dynamique des
formes.
Jeu : non pas seulement dire
mais aussi incarner pour mettre en pleine lumière
les gestes que le verbal ébauche à sa façon.
Incarner ici est à prendre à la lettre : la scène,
coupée en deux, ressemble à une membrane, à
une peau qui sépare un intérieur d'un extérieur
comme dans une forme vivante. Ce qui se trame de l'autre côté
se laisse seulement deviner (sont-ce des dieux ou des hommes qui
s'interpellent et leurs paroles font-elles écho aux nôtres
?) et quand la membrane s'écarte et que le mystère
de son au-delà se dévoile, ne nous apparaît
d'abord que nous-mêmes : d'autres spectateurs, assis sur des
gradins, regardent eux aussi un espace vide qui n'a pas encore pris
corps, qui n'est pas encore devenu une scène, faute d'une
peau qui sépare. L'au-delà, c'est les autres, avec
lesquels il faudra bien réussir pourtant à faire surgir
des formes.
Langue : la langue, dans sa
complexité naturelle, est une forme vivante. Instable par
nature, indifférente à la référence
descriptive aux états du monde, elle permet la continuation
des gestes par d'autres moyens. La diversité des langues,
uvre de cette dynamique incessante, fait irruption sur scène
par l'intermédiaire du latin : il y sert de relance à
la parole vivante tout autant que de souvenir d'une langue morte,
parce que la transmission, même fossilisée, d'un matériau
sonore, peut toujours faire resurgir de nouvelles associations.
Mythe : parce que la langue
est elle-même un matériau vivant, elle est pour toujours
porteuse de mythe. Car seraient-ce des pierres que lanceraient dans
leurs dos Deucalion et Pyrrha pour engendrer à eux seuls
l'espèce humaine si, en grec, laooi et laas,
" pierres " et " hommes ", n'étaient
pas consonants ? La vie proprement vertigineuse de la langue au
sein de laquelle n'importe quoi peut se métamorphoser en
tout autre chose est à la source du mythique. Le pouvoir
originairement mythique de la langue rend ainsi possible toutes
les métamorphoses : et d'où viendrait donc cette propension
de nos enfants, pourtant si peu en contact aujourd'hui avec les
formes animales, à se projeter dans des animaux, histoire
après histoire, vidéo après vidéo, si
elle ne venait pas de l'apprentissage du langage lui-même,
toujours susceptible de susciter les métamorphoses du mythique
?
Sacrifice : le culte dionysiaque
n'est pas de tout repos, même s'il est loin de l'imaginaire
guerrier des fières cités antiques : les sacrifices
sanglants et l'ingestion de la viande crue prennent la suite des
rites des chasseurs paléolithiques et n'ont d'autre but,
au sein des cités agricoles, que de rappeler nos origines
chasseresses. Le désir de tuer, auquel il est laissé
libre cours dans l'enceinte du sacré, provoque épouvante
et remords et construit un ordre nouveau, celui des rapports iréniques
fondés sur le droit. Ainsi le sacrifice, comme le théâtre
antique, nous rappelle que c'est l'expérience de la violence
qui trace les limites du droit et que l'animal à un rôle
éminent à jouer dans cette construction, celui de
la victime sur qui porte la violence, pour éviter qu'elle
ne se manifeste entre les hommes. Pythagore, fasciné par
l'idéalité incarnée des nombres, avait oublié
cette part d'ombre qui gît toujours en nous.
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