Dans
leurs "playletters" précédentes les playwriters
Pierre Lauret, Anne-Françoise Benhamou, Yannick Butel ont
successivement explicité les codes des drôles d'histoires
extraites de la pensée infiniment complexe de Jean-François
Peyret. Leur jubilation face à une mise en scène fonctionnant
par compression de données, hypertextualité, cut-up,
fragmentations simultanées de l'espace temps et de l'espace
texte est communicative
Les comédiens engagés
à l'autodétermination théâtrale, lâchés
dans des mondes parallèles, initiés aux déclamations
latines, aux chansons, aux neurosciences, à la danse, au
zapping, aux mythologies, à la génétique, au
travestissement, à la parodie, à l'absurde, au travail
en choeur, en écho, en traduction simultanée, en images
semblent également d'humeur joyeuse...
Les trois playwriters qui ont été accueillis à
tour de rôle aux répétitions de la Génisse
et le Pythagoricien n'ont jamais vu la même pièce.
Ils n'arrivent pas non plus à la décrire dans sa totalité.
Témoins subjugués d'une oeuvre inachevée, souvent
balbutiante, encore non "résolue" puisqu'en perpétuelle
transformation, tous trois expriment leur admiration; ils disent
aussi ce qui reste quand on a tout oublié : ils ont halluciné.
Virtuoses de l'analyse théâtrale, ils ne laissent au
playwriter néophyte n° 4 que des possibilités
de redites, approbations redoublées, surenchère béate.
Un handicap finalement compensé par l'excitation d'être
là, en quatrième position dans le webfeuilleton, mais
en première place sur la ligne d'arrivée du soir de
première et dans les heures fébriles et encore instables
qui la précèdent.
Et soudain cinq minutes avant le début du spectacle, non
le spectateur n'a jamais le trac, mais un doute s'immisce : ces
élaborations si stimulantes, ce puzzle de l'univers peyretien
que chacun s'est évertué à reconstituer, ces
concepts si proches du projet d'oeuvre d'art total, seront-ils décodables
par l'amateur de théâtre
de Strasbourg qui maintenant prend place sur les bancs minimalistes
et un peu raides du Studio Kablé. Est-il, l'amateur de théâtre,
également amateur d'Ovide,
de Sir Golding, de Shakespeare, d'Heiner Müller, d'Einstein,
de Poincaré, de Prusiner, de Godard, de Prochiantz, de Turing
? a t-il bien lu avant de venir, l'autobiographie de Jean François
Peyret, la série des playletters, le site
web tentaculaire où s'inscrivent depuis plusieurs années
les expérimentations de Tf2 ?
Et si peut-être ce n'était pas le cas, et si peut-être
il n'avait jamais entendu parler de Jean François Peyret
- qui n'est pas Thierry Ardisson - si l'amateur de théâtre
qui venait là ce soir en amateur ne comprenait pas ce qui
a à ce point enchanté les playwriters, s'il n'y avait
là dans ce "théâtre de recherche"
que décrit Pierre Lauret, qu'un spectacle pour initiés
et pour eux seuls...?
Alors
le trouble s'installe un petit moment, car quand le jeu commence,
on perçoit bien un petit flottement dans les rangs des amateurs
de théâtre. Les regards ne savent pas d'abord vraiment
où se fixer, ni les oreilles comment s'orienter. Et quand
il devient clair que deux histoires se déroulent parallèlement,
ce dont à ce stade la logique ne s'impose pas, les esprits
aussi sont probablement un peu hébétés. On
peut même imaginer un moment de frustration , de regret, le
sentiment connu par ailleurs, l'impression de s'être trompé
de côté, d'avoir le mauvais jeu. A est de toute évidence
différent de B. Et au cours des premières minutes,
les amateurs de théâtre du plateau A rient moins que
les amateurs de théâtre du plateau B... Les amateurs
de théâtre du plateau B se divertissent en effet plus
devant ce qui ressemble vaguement à une émission scientifique
à la télévision - tout en ayant l'intuition,
à entendre quelques bruits sourds et quelques déclamations
qu'un drame majeur se passe à leur insu sur le plateau voisin
B.
L'amateur de théâtre tend l'oreille et écarquille
les yeux pour tenter d'en savoir plus. A travers quelques interstices
se devine sans être vraiment visible, ni réellement
audible, un au-delà derrière l'épaisse et fameuse
"membrane" de l'hypoténuse pythagoricienne, scindant
symétriquement la salle en deux entités A et B et
déjà mentionnée dans la playletter
n°1.
Le dispositif scénographique central de Nicky Rieti, multicouches,
assemblage prosaïque et sur 4 rangées de sangles élastiques
blanches le divertit beaucoup d'ailleurs. Peut être trop.
Il le distrait alors qu'il ferait mieux de s'intéresser à
ce pour quoi il est venu, à savoir aux récits des
Métamorphoses d'Ovide, en version bilingue et stéréophonique,
que les comédiens enchaînent malgré de nombreuses
interruptions, tout au long de la soirée.
Interruptions
de jeu, dues manifestement à cet écran central sur
lequel sont projetées quand elles ne s'écrasent pas
au sol les images déformées, hybridées, solarisées
des acteurs. Rien de tel pour fasciner de jeunes comédiens
qui rêvent de crever l'écran. Sans cesse ils s'y égarent,
infiltrent la membrane, s'y accrochent, s'y confondent avec les
images. Mais le plus maladroit, (et le plus respectable par son
âge) sans doute gêné par sa haute taille se prenant
les pieds dans les sangles, s'y écrase.
En
réalité l'amateur de théâtre s'habitue
très vite à cette histoire dissymétrique et
décousue. Ça pourrait être la sienne après
tout. Moderne, que ce soit au théâtre ou ailleurs,
rien ne l'étonne plus; il rentre très bien lui aussi
dans ce jeu de zapping qu'il n'est peut-être pas indispensable
de déchiffrer in extenso. D'ailleurs tout va très
vite.
Soudain la membrane se fissure. A et B s'additionnent. Le mystère
se dissipe : l'envers du décor, ce ne sont en fait que les
têtes d'autres amateurs de théâtre, des clones
en vis à vis alignés sur une rangée de bancs
en tout point similaires en A et en B; dans l'entre-deux quelques
comédiens en chaussettes et des violonistes impassibles s'évertuent
à combler et à enchanter le vide interstitiel.
Si les comédiens n'avaient pas tous été dans
un état second à cet instant là, l'amateur
de théâtre aurait peut être pu comprendre le
fin mot de l'histoire. Mais alors les dieux -
Evidemment tout cela reste partiellement compréhensible mais
s'avère très divertissant. L'amateur de théâtre
se régale. Jean François Peyret lui fait réviser
son latin en musique, en images, lui rappelle agréablement
de vieux souvenirs, et même certaines histoires enfouies d'une
cruauté inimaginable. Les comédiens par contre finissent
par saturer de toutes ces histoires. François, surtout qui
en vu d'autres, les connaît par coeur ces récits. Quant
aux plus jeunes, qui tourneraient presqu'en bourrique à force
de jouer les hybrides que pourraient ils faire d'Ovide aujourd'hui
sinon de la vidéo. C'est sur une webcam et en brèves
de comptoirs que s'achève provisoirement le récit.
Exit Diane à ses forêts, Junon à sa furie, Ariane
à sa toile, seule Io garde son rôle du début
à la fin. Cette histoire de vache finalement n'a jamais été
très claire. Entre Io et les prions se sont glissés
les ions et le rire soit deux millénaires de recherches scientifiques
et d'anthropophagie.
Pourquoi
tant d'histoires pour une vache folle se demande l'amateur de théâtre
à la fin du spectacle. De la musique avant toute chose, une
histoire qui finit par un mariage, rien de plus conventionnel que
le théâtre de Jean François Peyret, réfléchit-il
encore quelques instants.
Odile
Fillion
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