La génisse et le pythagoricien
création au Théâtre National de Strasbourg le 17 avril 2002

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Dans leurs "playletters" précédentes les playwriters Pierre Lauret, Anne-Françoise Benhamou, Yannick Butel ont successivement explicité les codes des drôles d'histoires extraites de la pensée infiniment complexe de Jean-François Peyret. Leur jubilation face à une mise en scène fonctionnant par compression de données, hypertextualité, cut-up, fragmentations simultanées de l'espace temps et de l'espace texte est communicative… Les comédiens engagés à l'autodétermination théâtrale, lâchés dans des mondes parallèles, initiés aux déclamations latines, aux chansons, aux neurosciences, à la danse, au zapping, aux mythologies, à la génétique, au travestissement, à la parodie, à l'absurde, au travail en choeur, en écho, en traduction simultanée, en images semblent également d'humeur joyeuse...

Les trois playwriters qui ont été accueillis à tour de rôle aux répétitions de la Génisse et le Pythagoricien n'ont jamais vu la même pièce. Ils n'arrivent pas non plus à la décrire dans sa totalité. Témoins subjugués d'une oeuvre inachevée, souvent balbutiante, encore non "résolue" puisqu'en perpétuelle transformation, tous trois expriment leur admiration; ils disent aussi ce qui reste quand on a tout oublié : ils ont halluciné. Virtuoses de l'analyse théâtrale, ils ne laissent au playwriter néophyte n° 4 que des possibilités de redites, approbations redoublées, surenchère béate.

Un handicap finalement compensé par l'excitation d'être là, en quatrième position dans le webfeuilleton, mais en première place sur la ligne d'arrivée du soir de première et dans les heures fébriles et encore instables qui la précèdent.

Et soudain cinq minutes avant le début du spectacle, non le spectateur n'a jamais le trac, mais un doute s'immisce : ces élaborations si stimulantes, ce puzzle de l'univers peyretien que chacun s'est évertué à reconstituer, ces concepts si proches du projet d'oeuvre d'art total, seront-ils décodables par l'amateur de théâtre de Strasbourg qui maintenant prend place sur les bancs minimalistes et un peu raides du Studio Kablé. Est-il, l'amateur de théâtre, également amateur d'Ovide, de Sir Golding, de Shakespeare, d'Heiner Müller, d'Einstein, de Poincaré, de Prusiner, de Godard, de Prochiantz, de Turing ? a t-il bien lu avant de venir, l'autobiographie de Jean François Peyret, la série des playletters, le site web tentaculaire où s'inscrivent depuis plusieurs années les expérimentations de Tf2 ?

Et si peut-être ce n'était pas le cas, et si peut-être il n'avait jamais entendu parler de Jean François Peyret - qui n'est pas Thierry Ardisson - si l'amateur de théâtre qui venait là ce soir en amateur ne comprenait pas ce qui a à ce point enchanté les playwriters, s'il n'y avait là dans ce "théâtre de recherche" que décrit Pierre Lauret, qu'un spectacle pour initiés et pour eux seuls...?

Alors le trouble s'installe un petit moment, car quand le jeu commence, on perçoit bien un petit flottement dans les rangs des amateurs de théâtre. Les regards ne savent pas d'abord vraiment où se fixer, ni les oreilles comment s'orienter. Et quand il devient clair que deux histoires se déroulent parallèlement, ce dont à ce stade la logique ne s'impose pas, les esprits aussi sont probablement un peu hébétés. On peut même imaginer un moment de frustration , de regret, le sentiment connu par ailleurs, l'impression de s'être trompé de côté, d'avoir le mauvais jeu. A est de toute évidence différent de B. Et au cours des premières minutes, les amateurs de théâtre du plateau A rient moins que les amateurs de théâtre du plateau B... Les amateurs de théâtre du plateau B se divertissent en effet plus devant ce qui ressemble vaguement à une émission scientifique à la télévision - tout en ayant l'intuition, à entendre quelques bruits sourds et quelques déclamations qu'un drame majeur se passe à leur insu sur le plateau voisin B.

L'amateur de théâtre tend l'oreille et écarquille les yeux pour tenter d'en savoir plus. A travers quelques interstices se devine sans être vraiment visible, ni réellement audible, un au-delà derrière l'épaisse et fameuse "membrane" de l'hypoténuse pythagoricienne, scindant symétriquement la salle en deux entités A et B et déjà mentionnée dans la playletter n°1.

Le dispositif scénographique central de Nicky Rieti, multicouches, assemblage prosaïque et sur 4 rangées de sangles élastiques blanches le divertit beaucoup d'ailleurs. Peut être trop. Il le distrait alors qu'il ferait mieux de s'intéresser à ce pour quoi il est venu, à savoir aux récits des Métamorphoses d'Ovide, en version bilingue et stéréophonique, que les comédiens enchaînent malgré de nombreuses interruptions, tout au long de la soirée.

Interruptions de jeu, dues manifestement à cet écran central sur lequel sont projetées quand elles ne s'écrasent pas au sol les images déformées, hybridées, solarisées des acteurs. Rien de tel pour fasciner de jeunes comédiens qui rêvent de crever l'écran. Sans cesse ils s'y égarent, infiltrent la membrane, s'y accrochent, s'y confondent avec les images. Mais le plus maladroit, (et le plus respectable par son âge) sans doute gêné par sa haute taille se prenant les pieds dans les sangles, s'y écrase.

En réalité l'amateur de théâtre s'habitue très vite à cette histoire dissymétrique et décousue. Ça pourrait être la sienne après tout. Moderne, que ce soit au théâtre ou ailleurs, rien ne l'étonne plus; il rentre très bien lui aussi dans ce jeu de zapping qu'il n'est peut-être pas indispensable de déchiffrer in extenso. D'ailleurs tout va très vite.

Soudain la membrane se fissure. A et B s'additionnent. Le mystère se dissipe : l'envers du décor, ce ne sont en fait que les têtes d'autres amateurs de théâtre, des clones en vis à vis alignés sur une rangée de bancs en tout point similaires en A et en B; dans l'entre-deux quelques comédiens en chaussettes et des violonistes impassibles s'évertuent à combler et à enchanter le vide interstitiel.

Si les comédiens n'avaient pas tous été dans un état second à cet instant là, l'amateur de théâtre aurait peut être pu comprendre le fin mot de l'histoire. Mais alors les dieux -

Evidemment tout cela reste partiellement compréhensible mais s'avère très divertissant. L'amateur de théâtre se régale. Jean François Peyret lui fait réviser son latin en musique, en images, lui rappelle agréablement de vieux souvenirs, et même certaines histoires enfouies d'une cruauté inimaginable. Les comédiens par contre finissent par saturer de toutes ces histoires. François, surtout qui en vu d'autres, les connaît par coeur ces récits. Quant aux plus jeunes, qui tourneraient presqu'en bourrique à force de jouer les hybrides que pourraient ils faire d'Ovide aujourd'hui sinon de la vidéo. C'est sur une webcam et en brèves de comptoirs que s'achève provisoirement le récit.

Exit Diane à ses forêts, Junon à sa furie, Ariane à sa toile, seule Io garde son rôle du début à la fin. Cette histoire de vache finalement n'a jamais été très claire. Entre Io et les prions se sont glissés les ions et le rire soit deux millénaires de recherches scientifiques et d'anthropophagie.

Pourquoi tant d'histoires pour une vache folle se demande l'amateur de théâtre à la fin du spectacle. De la musique avant toute chose, une histoire qui finit par un mariage, rien de plus conventionnel que le théâtre de Jean François Peyret, réfléchit-il encore quelques instants.

Odile Fillion