Ceux dont l'âme ignore complètement
la mélancolie sont ceux dont l'âme aussi ne soupçonne
aucune métamorphose
Kierkegaard
Cher
Jean-François,
L'usage
des play letters pendant ce spectacle me donne finalement l'occasion
de te dire mon enthousiasme et peut-être d'éclaircir
le trouble d'un jeu de double devenu cette fois mélancolique.
Qu'ont-elles donc de mélancolique ces métamorphoses
?
Est-ce en raison de ce miroir inattendu sur une absence de forme
au moment même où le double tragique d'une conscience
continue de se raconter l'histoire de l'origine et, à travers
l'inquiétude renaissante de cette pensée, l'autoportrait
d'un théâtre qui, sans contrefaçon imitative,
aimerait bien aussi reconnaître sa forme entre Ovide et vidéo
?
La vidéo, élément perturbateur de tes spectacles,
trouve ici une place centrale qui redistribue l'humanité
tardive entre l'enfance de l'art et l'enfance du singe sous les
auspices de saturne. Quel lien, donc, entre le tragique des Métamorphoses
d'Ovide et ce nouveau crâne d'Hamlet qui repose, version technologique,
la question de l'être et/ ou n'être pas (un animal)?
Il est vrai qu'à côté du regard épouvanté
des hybrides ovidiens écartelés à mi-chemin
d'une métamorphose avortée sur la conscience ironique
d'une reconnaissance sans voix, la vidéo libère une
mémoire sans affect. L'animalité souffre en l'homme
parce qu'il lui donne alors la seule forme qui est la sienne : une
mémoire. Mémoire qui est bien cette forme par laquelle
le passage devient douleur, et la douleur, ce passage qui n'en finit
pas : mélancolie. Dès lors, la vidéo n'apparaît
plus comme l'antithèse spirituelle du monde de l'instant,
elle montre au contraire ici que l'homme n'est jamais autant animal
que lorsqu'il est esprit.
Devenir animal, ce ne serait pas oublier tout court, mais bien oublier
la souffrance du passage par les formes. La vidéo cesse alors
d'être une prothèse de l'ingéniosité
néoténique pour constituer elle-même une métamorphose,
celle d'une mémoire hybride. C'est alors que la vidéo
apprivoise le regard humain vers la métamorphose et devient
le dépositaire indolore de l'affect de la mémoire.
Si elle constitue ce détournement permanent qui déforme
ton espace, elle est toujours plus qu'un parti pris esthétique
car ce spectacle réinscrit la forme de ton théâtre
dans l'exception originelle, celle qui ne donne jamais seulement
un devenir aux hommes néoténiques mais toujours aussi
un destin, celui de l'invention de la médiation. Le mélancolique
est celui-là même qui conjugue toujours l'être
et le non-être selon le destin et non selon le devenir. Et
si ton théâtre est tout à coup un accélérateur
de la perception des formes, c'est qu'il affectionne par-dessus
tout l'expérience des médiations. Expérience
mélancolique s'il en est. On ne sort pas du spectacle sans
avoir éprouvé le changement lui-même, paradigme
de l'expérience. Seulement, nous sommes au théâtre
et nous continuons de voir. La vidéo devient alors le partenaire
orphique indispensable qui déplace la fascination de l'homme
pour lui-même vers l'agent de sa transformation. Miroir technologique
qui emprunte aux mythes les leçons d'un regard indirect,
pour continuer à parler de ce passage originel à partir
d'une première forme à jamais absente, sans succomber
au poids médusant des métamorphoses humaines qui n'ont
de forme définitive que de cette mémoire même,
étant établi qu'à la différence des
animaux " elles ne perdent jamais le souvenir d'elles-mêmes
".
Mais c'est aussi parce qu'on ne se contente jamais de voir, d'être
voyeurs, après avoir tant investi le regard du secret des
métamorphoses qui apportent une fois la vie, une fois la
mort, qu'on finit ce soir-là comme Tirésias devant
ces copulations répétées entre la science et
le mythe, d'un côté puis de l'autre, en quête
d'une expérience qui porte à la limite les deux autres
: quelle réalité donnons-nous au passage lui-même
si nous ne l'éprouvons qu'en nous transformant ? Si le vertige
nous prend tout à coup, c'est que ce spectacle nous met bien
en présence de ce qui échappe, malgré l'endurance
des cent yeux d'Argus et le Cyclope technologique, via les promesses
de l'art et cet agent privilégié de la métamorphose
qu'est l'amour, parce qu'il nous rend à notre propre mélancolie.
Celle par laquelle une histoire déploie le mouvement de ses
formes mais celle aussi par laquelle nous ne sommes toujours rien
de l'homme que nous faisons, pris entre la cohérence d'une
évolution et la discontinuité d'une indétermination.
C'est alors que le tragique d'une contradiction insurmontable nous
guette sans recours quand il n'est rien qui ne devienne soi-même
sans pourtant finir de le devenir, moyennant sans doute au passage
l'intégration mortifère de l'autre, dans une histoire
de formes à la fois joyeuse et absurde.
D'où le tragique mélancolique de ton spectacle, non
d'une mélancolie qui alimenterait encore les raffinements
psychologiques mais une mélancolie " néoténique
" dont l'avorton d'une métamorphose avortée énonce
à présent : " je suis né trop tôt
dans un monde trop vieux " pris entre la virtualité
de sa forme et la fatigue de sa virtualité qui devient peut-être
l'illusion première d'une forme propre.
Mais à quelle part de l'homme appartient la mélancolie?
A l'animal qui souffre en lui au moment même où se
révèle ce qu'il ne peut, de fait, plus nommer ou à
la part privilégiée des dieux que représente
le poète qui là où : " l'homme demeure
en son tourment muet, un dieu lui a fait le don de dire sa souffrance
" ? La mélancolie n'est-ce pas aussi quand la vieillesse
toujours déjà là demande à l'interminable
enfant : " qu'est-ce qu'être adulte ? ". Question
également posée par Godard dans son film Éloge
de l'amour dont le titre pourrait évoquer l'esquisse d'une
réponse audénienne par le sentiment d'être au
milieu d'une histoire.
Inscrire cette mélancolie des formes dans une métamorphose
biologique, c'est enfin prendre congé du discours pathologique
ou psychologique au profit de son inscription " ontologiquement
fantomatique " en l'homme. Etre et n'être pas. Toutefois,
si la biologie soustrait la mélancolie au poncif de l'état
d'âme, elle ne fait pas pour autant du passage un savoir matérialiste.
Et quand bien même nous voudrions reconnaître positivement
ce passage d'une forme à une autre, la rupture est bien une
expérience humaine qui ruine toute évidence de la
reconnaissance mais dont l'incontestable nécessité
nous accule aussi sans cesse aux définitions suturantes,
fût-ce d'une identité en fait dépourvue de ses
prérogatives de substrat. De quoi sommes-nous faits au juste
puisque nous ne sommes nous-mêmes qu'en transformant en nous
ce qui est toujours autre ?
Au fond, nous ne sommes un moi qu'en étant autre chose et
un double réflexif qu'en étant un autophage. Je consomme
un autre (animal ? femme ?
) pour me consumer moi-même.
Là se retrouvent le biologiste et le poète, Prusiner
et Picasso. L'espace tente l'Ouvert qui ne laisse toutefois pas
venir l'animal sans la femme. Troublante circularité qui
s'est imposée d'emblée dans l'asymétrie du
verbe et du regard avec le soupçon d'une voix qu'on croit
entendre d'un lointain commencement : " tu joueras la matière,
je jouirai du jeu des formes ".
D'un côté, la femme interdite endeuillée de
sa forme dans une peau de génisse (de race afghane ?) , de
l'autre la genèse d'une pétrification cérébrale
d'origine bovine racontée par un homme. Je ne peux alors
m'empêcher de penser au poème de Sylvia Plath, "
Poursuite ", où elle se décrit comme une femme-viande
qui donne son cur en pâture pour tenir la cadence d'un
homme-léopard affamé à sa poursuite. Les Métamorphoses,
au fond, nous racontent l'origine par le jeu du qui bouffe qui ?
Le mari de la dame, qui connaissait bien Ovide, voudra toutefois
boucler l'affaire et avoir le dernier mot : " Adam a mangé
la pomme. Eve a mangé Adam. Le serpent a mangé Eve
" signé " l'intestin enténébré
".
Distribution scénique, destin paritaire, autophagisme métaphysique.
Une image, un discours. Une question, cette image. Qu'est-ce que
l'Homme ? Mais : est-ce que la femme souffre et est-ce qu'elle jouit
? Pygmalion et Picasso, aussi étrangement marqués
dans leur nom par l'anatomie de notre ancêtre métamorphique
qu'ils auront transformé la terminologie de leur réponse
pour démontrer seulement que la matière est bien vivante.
Stéphanie
Genin, philosophe.
|