La génisse et le pythagoricien
création au Théâtre National de Strasbourg le 17 avril 2002

c o m p a g n i e   t f 2 ,   j e a n - f r a n ç o i s   p e y r e t
h t t p : / / w w w . t f 2 . a s s o . f r

 
 
 
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Cher Jean-François,

010101Ta machine textuelle. Mise en espace, mise en corps, mise en image… Faite de quoi, cette machine ? De prélèvements, d'agencements et de bégaiements. C'est prélevé là et ça bégaie ici. Soit une machine qui fonctionne en dysfonctionnant. Au titre des prélèvements : fragments de textes d'Ovide, de textes scientifiques (dont, bien sûr, ceux de Alain Prochiantz) et quelques bouts de mon propre texte sur la néoténie (mes petites Lettres sur la nature humaine, Calmann, 1999).
010101Au total, ça dit qu'il y a les animaux, les humains et les dieux.
010101Ça dit que chaque époque redistribue les rôles.
010101D'où question : que trame la nôtre ?
À mon avis, et sûrement au tien aussi, c'est la néoténie qui permet de penser tout ça. Mais problème. La néoténie entre les animaux et les hommes, on voit à peu près comment ça marche. Mais la néoténie avec les dieux ? Pas net. Et pourtant. La néoténie permet rien de moins que de construire une nouvelle preuve de l'existence de dieu. Je dis bien une nouvelle : une preuve athée de l'existence de Dieu, la première du genre. Je prends la guise de te l'exposer.

010101Commençons par les bêtes.
010101Question : qu'est-ce qu'un chien ?
010101Réponse : Les chiens sont des loups qui ont été néoténisés par l'homme par soustraction des animaux les plus faibles à la meute originaire et par sélection continuée des animaux les plus dociles (à partir du néolithique, on compte déjà une vingtaine de variétés de chiens). Les loups, en devenant chiens, ont perdu leur mâle dominant d'origine, mais ils n'ont pas pour autant perdu leur disposition à la grégarité et à la dominance, inscrites dans le code.
010101La domestication du chien passe donc par un échange intime et "contre nature" entre le loup et l'homme : l'homme s'est mis à tenir le rôle de mâle dominant pour le chien. En d'autres termes, le loup est devenu chien lorsqu'il s'est mis à attribuer le rôle de mâle dominant à l'homme, lui-même néotène.
010101L'homme a en somme redonné au loup ce qu'il lui avait fait perdre, un dominant. Et le chien a transféré sur une autre espèce ce qu'il ne trouvait plus dans son environnement constitué d'individus identiques à lui et inaptes à la dominance, c'est-à-dire des néotènes qui ne dépassaient plus le stade juvénile. En découvrant l'homme à la place du mâle dominant pour le chien, on trouve là un extraordinaire arrangement tout à fait contre nature, une conséquence surprenante de la néoténisation de l'espèce sauvage. À force de suppléances inattendues, le loup domestiqué finit par y retrouver ses repères, c'est-à-dire ses dominants, au prix (bien sûr exorbitant) de sa domestication par l'homme.

010101De là, on passe à l'homme. Question : si les loups, qui vivaient en meute, se prêtent au jeu de dupe de la substitution du mâle dominant et deviennent par ce tour de passe-passe de vulgaires chiens, sous quel substitut de mâle dominant sont donc eux-mêmes tombés les néotènes humains ?
010101Question légitime en effet : il n'y a aucune raison pour penser qu'homo sapiens sapiens, avec son passé grégaire puisse se passer de la dominance alors que canis lupus y succombe inévitablement.
010101C'est précisément à cet endroit que je voudrais rouvrir la discussion philosophique, autrefois florissante, sur les preuves de l'existence de dieu, en avançant une nouvelle preuve dont la particularité serait d'être résolument athée.
010101Faut-il rappeler que la tradition de pensée sur les preuves de l'existence de Dieu est ancienne et fertile. Il s'agit de mobiliser tous les acquis intellectuels possibles d'une époque pour les faire servir à la démonstration de l'existence de Dieu. Ces discussions sont en quelque sorte des jeux philosophiques stratégiques en ce sens que, lorsqu'on y joue, on recherche une façon systématique de gagner (comme dans le pari de Pascal), quelle que soit la configuration où l'on se trouve.
010101Il est cependant évident que si on réussit à construire cette preuve, on ne réussit qu'à provoquer de nouvelles réflexions, c'est-à-dire à mettre au défi d'autres penseurs qui chercheront à objecter cette preuve. Or, force est de constater que ce jeu très salutaire pour l'esprit n'est plus pratiqué depuis longtemps. On se contente de répéter, d'un côté, les preuves archaïques et, de l'autre, les réfutations antédiluviennes.
010101La dernière tentative en ce sens remonte à Kant. Il s'était retrouvé face à trois types de preuves que je te rappelle très brièvement :
- La preuve cosmologique selon laquelle le monde comme objet mû suppose des moteurs, eux-mêmes mus par d'autres moteurs, de sorte que d'objets mus en moteurs et de moteurs en objets mus, tout pose sur la nécessité d'un premier moteur, immobile, comme suprême cause (Aristote, Avicenne, Maimonide, Thomas d'Aquin...)
- La preuve ontologique selon laquelle l'existence de Dieu se déduit de son idée : la définition est parfaite, donc il existe ? s'il n'existait pas, sa définition serait imparfaite (Anselme de Cantorbéry, Descartes, Leibniz...)
- Et enfin la preuve physico-théologique selon laquelle l'ordre, la beauté et la complétude du monde ne peuvent être le fruit du hasard et suffisent à prouver l'existence de Dieu (Platon, Aristote, les néo-platoniciens, Augustin, Anselme de Cantorbéry, Thomas d'Aquin, Descartes, Bossuet, Voltaire...)
010101Pour révoquer ces preuves, on a bien sûr invoqué l'existence manifeste du mal dans le monde qui entame sérieusement l'idée de la perfection de Dieu véhiculée par toutes ces preuves. Or, comme toujours, c'est la reprise en positif du contre-argument qui a permis d'avancer une nouvelle preuve. Kant indique que la réalité du mal n'est pas une raison pour douter de Dieu, bien au contraire : c'est une preuve supplémentaire. Dieu a en effet permis le mal pour que l'homme puisse choisir librement le bien. L'obligation morale qui nous habite constitue donc en dernier ressort la preuve d'une intervention surnaturelle qui représente en nous la voix de Dieu.
010101Cependant, depuis Kant, c'est le calme plat sur le front des preuves. Faut-il croire qu'on ne peut plus croire à l'existence de dieu, faute de preuves ? Faut-il imaginer que la pensée scientifique a réussi à mettre en échec toute velléité de preuve ? Je m'inquiète donc d'une regrettable négligence que les siècles futurs ne nous pardonneraient pas et j'ai donc décidé, à l'aube du 3ème millénaire, de tenter de construire une nouvelle preuve de l'existence de Dieu. C'est dire que je ne tiens pas la preuve avancée par le grand Borges comme une nouvelle preuve, aussi magnifique soit-elle. Je veux parler de la fameuse preuve dite "ornithologique" que je te résumerais brièvement ainsi : Soit un vol d'oiseaux. Je l'aperçois. Le nombre d'oiseaux est-il ou non défini ? Si Dieu existe, le nombre est défini car Dieu sait combien d'oiseaux j'ai vu. Si Dieu n'existe pas, leur nombre n'est pas défini car personne n'a pu en faire le compte. Or, si je ne sais pas combien ils étaient, un certain nombre d'oiseaux sont cependant passés. Que je ne sache rien de ce nombre, inconcevable pour moi, n'empêche en rien qu'il soit défini. Donc, littéralement, Dieu existe'. Cette preuve est certes magnifique d'élégance et de concision, mais elle n'est qu'une variante de la vieille preuve ontologique.
010101Je qualifierais sans hésiter d'anthropologique la nouvelle preuve que je vais tenter de construire. Autrement dit, c'est du statut de l'homme dans l'évolution que je voudrais inférer l'existence de Dieu. Quand on fait appel à ce qui est observable dans la nature dans le but de construire une preuve de l'existence de dieu, on finit toujours par tomber sur une qualité extraordinaire : le premier moteur immobile, la supposée perfection de la définition de dieu, la beauté et la complétude du monde ou l'aptitude morale qui siège en l'homme. Ce sont ces signes qui sont construits comme preuve de l'existence de dieu. Or, c'est exactement de l'idée inverse que part ma preuve anthropologique. L'anthropologie nous apprend en effet que l'homme est en quelque sorte une erreur de la nature, ou pour le dire à l'emporte-pièce, un avorton qui n'aurait jamais dû survivre. À partir de là, comme Nietzsche le disait déjà, de deux choses l'une : "soit l'homme n'est qu'une méprise de Dieu. Soit Dieu est une méprise de l'homme". Dans les deux cas, il y a une erreur quelque part : soit l'homme, soit Dieu. Puisque je ne cherche pas à produire une preuve de l'existence de l'homme, mais de dieu, c'est cette seconde possibilité que j'explorerai : dieu est une erreur de l'homme, une erreur nécessaire.
010101Cette nouvelle preuve part donc du constat incontournable de la néoténie humaine. Avec la néoténie humaine, l'invraisemblable est arrivé dans l'histoire naturelle : le triomphe d'une espèce débile. Il est en effet impossible d'expliquer cette victoire dans le cadre du grand modèle d'intelligibilité dont nous disposons en histoire naturelle, le darwinisme. La néoténie humaine constitue en effet un contre-exemple à la loi darwinienne de la sélection naturelle puisque, en ce cas, c'est l'espèce la plus inapte qui a été sélectionnée.
010101Le fait de la néoténie humaine nous place donc devant une double impossibilité : on ne peut pas accepter pleinement le darwinisme sinon on nie la réalité de la néoténie, et on ne peut admettre les modèles créationnistes anti-darwiniens sinon on en revient aux thèses religieuses ou crypto-religieuses contraires à l'idée de néoténie. Nous nous trouvons donc dans une situation assez inconfortable : on ne peut ni rester complètement dans le darwinisme, ni en sortir.
010101Je ne vois qu'une possibilité de surmonter cette double impasse : il faut produire un amendement au darwinisme.
010101C'est nécessaire en effet dans la mesure où, avec l'homme, nous sommes pour partie sortis de l'histoire naturelle. Cet amendement s'énoncerait ainsi : je tiens que les lois de l'histoire naturelle s'appliquent aux bêtes, mais je ne peux affirmer qu'elles s'appliquent aux hommes, c'est-à-dire, en l'occurrence, à une espèce non plus seulement vivante, mais aussi parlante. L'hypothèse nouvelle à prendre en effet en compte serait que la parole, par les récits, les mythes, la re?présentation, crée des réalités inédites, non pas des réalités naturelles, mais des réalités symboliques ou des épi-réalités qui interviennent décisivement dans l'ontogenèse du néotène. En somme, c'est la parole (le récit, le mythe…) qui crée dieu et qui génère ainsi un substitut à ce dont manque le néotène : un mâle dominant. Je me permets donc de réformer la conception classique de l'Art qui, de l'Antiquité au XIXe siècle, se fonde sur le concept de mimésis en assignant à l'art une fonction d'imitation de la nature. Je la reprends sur un point capital : au point focal, au point central de la re?présentation, la fonction de l'Art a toujours été d'imiter ce qui n'existait pas dans la nature. Il fallait en quelque sorte "imiter ce qui manque", c'est-à-dire qu'il fallait l'inventer. Usuellement, cela s'appelle dieu et a fait l'objet de toutes les esthétiques du sublime qui, du pseudo-Longin à Lyotard, en passant par Burke et Kant, ont su la valeur de l'imprésentable ou de l'irreprésentable dans toute re?présentation.
010101Dieu, sous toutes ses formes possibles et imaginables, joue donc structurellement pour l'homme le rôle de ce qui manque, le mâle dominant. Dieu, dans cette mesure, serait à l'homme ce que l'homme est au chien. Ou encore : l'homme, de par sa constitution, croit en dieu comme le chien "croit" en l'homme. Ou enfin : l'homme est la supposition nécessaire du loup néoténisé, tout comme dieu est la supposition nécessaire du néotène humain.
010101Ainsi s'énoncerait cette preuve anthropologique de l'existence de dieu et sa particularité est d'être rigoureusement athée.

010101Cette invention de dieu par l'homme permet d'avancer une hypothèse radicale sur le type de monde que construit le néotène homme. Si le néotène ne peut, pour une raison de structure, qu'affecter aux dieux le rôle de mâle dominant, alors on devrait en effet retrouver dans tous les mondes possibles construits par le néotène la trace, la marque, le signe de cette obligation de structure qui fait nécessairement de l'homme "un être de religion". Et, de fait, on la trouve. Soit sous la forme du Totem, par exemple, par quoi un groupe de néotènes se désigne un mâle dominant (le Totem fait remonter les filiations à une puissance de la première nature, un faucon, un jaguar ou un autre "vrai" animal, de sorte que l'anima du groupe rencontre l'Animal...). Soit sous la forme d'esprits qui habitent, voire qui hantent, les lieux où résident les néotènes. Soit sous la forme de dieux immanents au monde qui, comme les dieux grecs par exemple, interviennent sans cesse dans les affaires du néotène. Soit sous la forme d'un Dieu transcendant qui figure un Père absolu, éternel. Soit sous une forme spéculative comme dans le champ philosophique. Soit sous la forme d'une quelconque sotériologie (politique ou esthétique) qui suppose un possible rachat. Sous quelque forme qu'il se présente, il existe toujours un tiers, plus ou moins lointain, éventuellement nulle part et cependant partout, qui figure ce que serait l'autorité d'un mâle dominant.

010101Conclusion. Les espèces canis lupus et homo sapiens sapiens connaissent donc l'une et l'autre la substitution de mâle dominant, mais la grande différence de nature entre ces substituts est tout simplement que le premier, l'homme pour le loup, appartient à une espèce certes prématurée, mais qui existe quand même dans la nature, tandis que les seconds, les dieux pour l'homme, appartiennent à une espèce fictive, inventée. En bref, la domestication du chien passe par un transfert de dominant d'une espèce naturelle à l'autre, tandis que la domestication de l'homme (j'appellerais cela la "d'hommestication") passe par le transfert d'une espèce naturelle à une espèce fictive.
010101Conclusion de la conclusion : puisque nous sommes d'hommestiqués par les dieux que nous avons inventés, il faut inventer, à côté de l'histoire naturelle, une histoire des espèces surnaturelles.
010101Ultime question : que se passe-t-il lorsque nous ne croyons plus aux dieux que nous avons inventés. Je te laisse répondre à la question.

010101À la prochaine.
010101Amitiés.
010101Dany-Robert Dufour.

 

' Jorge L. BORGES, L'auteur et autres textes, Gallimard, Paris, 1965, "Argumentum ornithologicum".
'' F. NIETZSCHE, Le Crépuscule des idoles, op. cité, p. 12.