Cher Jean-François,
010101Ta
machine textuelle. Mise en espace, mise en corps, mise en image
Faite de quoi, cette machine ? De prélèvements,
d'agencements et de bégaiements. C'est prélevé
là et ça bégaie ici. Soit une machine qui
fonctionne en dysfonctionnant. Au titre des prélèvements
: fragments de textes d'Ovide, de textes scientifiques (dont,
bien sûr, ceux de Alain Prochiantz) et quelques bouts de
mon propre texte sur la néoténie (mes petites
Lettres sur la nature humaine, Calmann, 1999).
010101Au
total, ça dit qu'il y a les animaux, les humains et les
dieux.
010101Ça
dit que chaque époque redistribue les rôles.
010101D'où
question : que trame la nôtre ?
À mon avis, et sûrement au tien aussi, c'est la néoténie
qui permet de penser tout ça. Mais problème. La
néoténie entre les animaux et les hommes, on voit
à peu près comment ça marche. Mais la néoténie
avec les dieux ? Pas net. Et pourtant. La néoténie
permet rien de moins que de construire une nouvelle preuve de
l'existence de dieu. Je dis bien une nouvelle : une preuve athée
de l'existence de Dieu, la première du genre. Je prends
la guise de te l'exposer.
010101Commençons
par les bêtes.
010101Question
: qu'est-ce qu'un chien ?
010101Réponse
: Les chiens sont des loups qui ont été néoténisés
par l'homme par soustraction des animaux les plus faibles à
la meute originaire et par sélection continuée des
animaux les plus dociles (à partir du néolithique,
on compte déjà une vingtaine de variétés
de chiens). Les loups, en devenant chiens, ont perdu leur mâle
dominant d'origine, mais ils n'ont pas pour autant perdu leur
disposition à la grégarité et à la
dominance, inscrites dans le code.
010101La
domestication du chien passe donc par un échange intime
et "contre nature" entre le loup et l'homme : l'homme
s'est mis à tenir le rôle de mâle dominant
pour le chien. En d'autres termes, le loup est devenu chien lorsqu'il
s'est mis à attribuer le rôle de mâle dominant
à l'homme, lui-même néotène.
010101L'homme
a en somme redonné au loup ce qu'il lui avait fait perdre,
un dominant. Et le chien a transféré sur une autre
espèce ce qu'il ne trouvait plus dans son environnement
constitué d'individus identiques à lui et inaptes
à la dominance, c'est-à-dire des néotènes
qui ne dépassaient plus le stade juvénile. En découvrant
l'homme à la place du mâle dominant pour le chien,
on trouve là un extraordinaire arrangement tout à
fait contre nature, une conséquence surprenante de la néoténisation
de l'espèce sauvage. À force de suppléances
inattendues, le loup domestiqué finit par y retrouver ses
repères, c'est-à-dire ses dominants, au prix (bien
sûr exorbitant) de sa domestication par l'homme.
010101De
là, on passe à l'homme. Question : si les loups,
qui vivaient en meute, se prêtent au jeu de dupe de la substitution
du mâle dominant et deviennent par ce tour de passe-passe
de vulgaires chiens, sous quel substitut de mâle dominant
sont donc eux-mêmes tombés les néotènes
humains ?
010101Question
légitime en effet : il n'y a aucune raison pour penser
qu'homo sapiens sapiens, avec son passé grégaire
puisse se passer de la dominance alors que canis lupus
y succombe inévitablement.
010101C'est
précisément à cet endroit que je voudrais
rouvrir la discussion philosophique, autrefois florissante, sur
les preuves de l'existence de dieu, en avançant une nouvelle
preuve dont la particularité serait d'être résolument
athée.
010101Faut-il
rappeler que la tradition de pensée sur les preuves de
l'existence de Dieu est ancienne et fertile. Il s'agit de mobiliser
tous les acquis intellectuels possibles d'une époque pour
les faire servir à la démonstration de l'existence
de Dieu. Ces discussions sont en quelque sorte des jeux philosophiques
stratégiques en ce sens que, lorsqu'on y joue, on recherche
une façon systématique de gagner (comme dans le
pari de Pascal), quelle que soit la configuration où l'on
se trouve.
010101Il
est cependant évident que si on réussit à
construire cette preuve, on ne réussit qu'à provoquer
de nouvelles réflexions, c'est-à-dire à mettre
au défi d'autres penseurs qui chercheront à objecter
cette preuve. Or, force est de constater que ce jeu très
salutaire pour l'esprit n'est plus pratiqué depuis longtemps.
On se contente de répéter, d'un côté,
les preuves archaïques et, de l'autre, les réfutations
antédiluviennes.
010101La
dernière tentative en ce sens remonte à Kant. Il
s'était retrouvé face à trois types de preuves
que je te rappelle très brièvement :
-
La preuve cosmologique selon laquelle le monde comme objet
mû suppose des moteurs, eux-mêmes mus par d'autres
moteurs, de sorte que d'objets mus en moteurs et de moteurs en
objets mus, tout pose sur la nécessité d'un premier
moteur, immobile, comme suprême cause (Aristote, Avicenne,
Maimonide, Thomas d'Aquin...)
- La preuve ontologique selon laquelle l'existence de Dieu
se déduit de son idée : la définition est
parfaite, donc il existe ? s'il n'existait pas, sa définition
serait imparfaite (Anselme de Cantorbéry, Descartes, Leibniz...)
- Et enfin la preuve physico-théologique selon laquelle
l'ordre, la beauté et la complétude du monde ne
peuvent être le fruit du hasard et suffisent à prouver
l'existence de Dieu (Platon, Aristote, les néo-platoniciens,
Augustin, Anselme de Cantorbéry, Thomas d'Aquin, Descartes,
Bossuet, Voltaire...)
010101Pour
révoquer ces preuves, on a bien sûr invoqué
l'existence manifeste du mal dans le monde qui entame sérieusement
l'idée de la perfection de Dieu véhiculée
par toutes ces preuves. Or, comme toujours, c'est la reprise en
positif du contre-argument qui a permis d'avancer une nouvelle
preuve. Kant indique que la réalité du mal n'est
pas une raison pour douter de Dieu, bien au contraire : c'est
une preuve supplémentaire. Dieu a en effet permis le mal
pour que l'homme puisse choisir librement le bien. L'obligation
morale qui nous habite constitue donc en dernier ressort la preuve
d'une intervention surnaturelle qui représente en nous
la voix de Dieu.
010101Cependant,
depuis Kant, c'est le calme plat sur le front des preuves. Faut-il
croire qu'on ne peut plus croire à l'existence de dieu,
faute de preuves ? Faut-il imaginer que la pensée scientifique
a réussi à mettre en échec toute velléité
de preuve ? Je m'inquiète donc d'une regrettable négligence
que les siècles futurs ne nous pardonneraient pas et j'ai
donc décidé, à l'aube du 3ème millénaire,
de tenter de construire une nouvelle preuve de l'existence de
Dieu. C'est dire que je ne tiens pas la preuve avancée
par le grand Borges comme une nouvelle preuve, aussi magnifique
soit-elle. Je veux parler de la fameuse preuve dite "ornithologique"
que je te résumerais brièvement ainsi : Soit un
vol d'oiseaux. Je l'aperçois. Le nombre d'oiseaux est-il
ou non défini ? Si Dieu existe, le nombre est défini
car Dieu sait combien d'oiseaux j'ai vu. Si Dieu n'existe pas,
leur nombre n'est pas défini car personne n'a pu en faire
le compte. Or, si je ne sais pas combien ils étaient, un
certain nombre d'oiseaux sont cependant passés. Que je
ne sache rien de ce nombre, inconcevable pour moi, n'empêche
en rien qu'il soit défini. Donc, littéralement,
Dieu existe'. Cette preuve est certes magnifique d'élégance
et de concision, mais elle n'est qu'une variante de la vieille
preuve ontologique.
010101Je
qualifierais sans hésiter d'anthropologique la nouvelle
preuve que je vais tenter de construire. Autrement dit, c'est
du statut de l'homme dans l'évolution que je voudrais inférer
l'existence de Dieu. Quand on fait appel à ce qui est observable
dans la nature dans le but de construire une preuve de l'existence
de dieu, on finit toujours par tomber sur une qualité extraordinaire
: le premier moteur immobile, la supposée perfection de
la définition de dieu, la beauté et la complétude
du monde ou l'aptitude morale qui siège en l'homme. Ce
sont ces signes qui sont construits comme preuve de l'existence
de dieu. Or, c'est exactement de l'idée inverse que part
ma preuve anthropologique. L'anthropologie nous apprend en effet
que l'homme est en quelque sorte une erreur de la nature, ou pour
le dire à l'emporte-pièce, un avorton qui n'aurait
jamais dû survivre. À partir de là, comme
Nietzsche le disait déjà, de deux choses l'une :
"soit l'homme n'est qu'une méprise de Dieu. Soit Dieu
est une méprise de l'homme". Dans les deux cas, il
y a une erreur quelque part : soit l'homme, soit Dieu. Puisque
je ne cherche pas à produire une preuve de l'existence
de l'homme, mais de dieu, c'est cette seconde possibilité
que j'explorerai : dieu est une erreur de l'homme, une erreur
nécessaire.
010101Cette
nouvelle preuve part donc du constat incontournable de la néoténie
humaine. Avec la néoténie humaine, l'invraisemblable
est arrivé dans l'histoire naturelle : le triomphe d'une
espèce débile. Il est en effet impossible d'expliquer
cette victoire dans le cadre du grand modèle d'intelligibilité
dont nous disposons en histoire naturelle, le darwinisme. La néoténie
humaine constitue en effet un contre-exemple à la loi darwinienne
de la sélection naturelle puisque, en ce cas, c'est l'espèce
la plus inapte qui a été sélectionnée.
010101Le
fait de la néoténie humaine nous place donc devant
une double impossibilité : on ne peut pas accepter pleinement
le darwinisme sinon on nie la réalité de la néoténie,
et on ne peut admettre les modèles créationnistes
anti-darwiniens sinon on en revient aux thèses religieuses
ou crypto-religieuses contraires à l'idée de néoténie.
Nous nous trouvons donc dans une situation assez inconfortable
: on ne peut ni rester complètement dans le darwinisme,
ni en sortir.
010101Je
ne vois qu'une possibilité de surmonter cette double impasse
: il faut produire un amendement au darwinisme.
010101C'est
nécessaire en effet dans la mesure où, avec l'homme,
nous sommes pour partie sortis de l'histoire naturelle. Cet amendement
s'énoncerait ainsi : je tiens que les lois de l'histoire
naturelle s'appliquent aux bêtes, mais je ne peux affirmer
qu'elles s'appliquent aux hommes, c'est-à-dire, en l'occurrence,
à une espèce non plus seulement vivante, mais aussi
parlante. L'hypothèse nouvelle à prendre en effet
en compte serait que la parole, par les récits, les mythes,
la re?présentation, crée des réalités
inédites, non pas des réalités naturelles,
mais des réalités symboliques ou des épi-réalités
qui interviennent décisivement dans l'ontogenèse
du néotène. En somme, c'est la parole (le récit,
le mythe
) qui crée dieu et qui génère
ainsi un substitut à ce dont manque le néotène
: un mâle dominant. Je me permets donc de réformer
la conception classique de l'Art qui, de l'Antiquité au
XIXe siècle, se fonde sur le concept de mimésis
en assignant à l'art une fonction d'imitation de la nature.
Je la reprends sur un point capital : au point focal, au point
central de la re?présentation, la fonction de l'Art a toujours
été d'imiter ce qui n'existait pas dans la nature.
Il fallait en quelque sorte "imiter ce qui manque",
c'est-à-dire qu'il fallait l'inventer. Usuellement, cela
s'appelle dieu et a fait l'objet de toutes les esthétiques
du sublime qui, du pseudo-Longin à Lyotard, en passant
par Burke et Kant, ont su la valeur de l'imprésentable
ou de l'irreprésentable dans toute re?présentation.
010101Dieu,
sous toutes ses formes possibles et imaginables, joue donc structurellement
pour l'homme le rôle de ce qui manque, le mâle dominant.
Dieu, dans cette mesure, serait à l'homme ce que l'homme
est au chien. Ou encore : l'homme, de par sa constitution, croit
en dieu comme le chien "croit" en l'homme. Ou enfin
: l'homme est la supposition nécessaire du loup néoténisé,
tout comme dieu est la supposition nécessaire du néotène
humain.
010101Ainsi
s'énoncerait cette preuve anthropologique de l'existence
de dieu et sa particularité est d'être rigoureusement
athée.
010101Cette
invention de dieu par l'homme permet d'avancer une hypothèse
radicale sur le type de monde que construit le néotène
homme. Si le néotène ne peut, pour une raison de
structure, qu'affecter aux dieux le rôle de mâle dominant,
alors on devrait en effet retrouver dans tous les mondes possibles
construits par le néotène la trace, la marque, le
signe de cette obligation de structure qui fait nécessairement
de l'homme "un être de religion". Et, de fait,
on la trouve. Soit sous la forme du Totem, par exemple, par quoi
un groupe de néotènes se désigne un mâle
dominant (le Totem fait remonter les filiations à une puissance
de la première nature, un faucon, un jaguar ou un autre
"vrai" animal, de sorte que l'anima du groupe rencontre
l'Animal...). Soit sous la forme d'esprits qui habitent, voire
qui hantent, les lieux où résident les néotènes.
Soit sous la forme de dieux immanents au monde qui, comme les
dieux grecs par exemple, interviennent sans cesse dans les affaires
du néotène. Soit sous la forme d'un Dieu transcendant
qui figure un Père absolu, éternel. Soit sous une
forme spéculative comme dans le champ philosophique. Soit
sous la forme d'une quelconque sotériologie (politique
ou esthétique) qui suppose un possible rachat. Sous quelque
forme qu'il se présente, il existe toujours un tiers, plus
ou moins lointain, éventuellement nulle part et cependant
partout, qui figure ce que serait l'autorité d'un mâle
dominant.
010101Conclusion.
Les espèces canis lupus et homo sapiens sapiens
connaissent donc l'une et l'autre la substitution de mâle
dominant, mais la grande différence de nature entre ces
substituts est tout simplement que le premier, l'homme pour le
loup, appartient à une espèce certes prématurée,
mais qui existe quand même dans la nature, tandis que les
seconds, les dieux pour l'homme, appartiennent à une espèce
fictive, inventée. En bref, la domestication du chien passe
par un transfert de dominant d'une espèce naturelle à
l'autre, tandis que la domestication de l'homme (j'appellerais
cela la "d'hommestication") passe par le transfert d'une
espèce naturelle à une espèce fictive.
010101Conclusion
de la conclusion : puisque nous sommes d'hommestiqués
par les dieux que nous avons inventés, il faut inventer,
à côté de l'histoire naturelle, une histoire
des espèces surnaturelles.
010101Ultime
question : que se passe-t-il lorsque nous ne croyons plus aux
dieux que nous avons inventés. Je te laisse répondre
à la question.
010101À
la prochaine.
010101Amitiés.
010101Dany-Robert
Dufour.
'
Jorge L. BORGES, L'auteur et autres textes, Gallimard,
Paris, 1965, "Argumentum ornithologicum".
'' F. NIETZSCHE, Le Crépuscule des idoles, op. cité,
p. 12.