La génisse et le pythagoricien
création au Théâtre National de Strasbourg le 17 avril 2002

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OVIDE. Souvenir d’école. Poète galant et mondain, il fut exilé par Auguste sur les bords de la Mer Noire, en 8 ap. JC, pour avoir vu ce qu’il aurait eu mieux fait de ne pas voir (rite de divination pythagoricien, intolérable à un prince seul maître de l’avenir et protecteur de la religion traditionnelle ; ou partouze chez l’imperator ? Fut-il puni d’être visionnaire ou voyeur ?). Sa carrière, commencée dans une aimable licence, finit dans les pleurnicheries -mais aussi avec un traité sur la pêche en Mer Noire (Les Halieutiques, poème didactique). On ignore si, conformément à l’enseignement anti-spéciste de Pythagore, Ovide s’abstint de manger du turbot, poisson particulièrement intéressant du point de vue de la métamorphose, on l’apprendra dans la pièce ; car somme toute son profil devient sa face. Comme les femmes chez Picasso, peintre de minotaures et personnage (?) de la pièce.
Au début les amours, à la fin les tristesses, entre : les Métamorphoses (15 livres, 11995 hexamètres dactyliques). Fortune considérable du livre : table de chevet de Shakespeare, Leonard, Monteverdi, Poussin etc…; envahit l’Amérique avec le Mayflower. Bref, tout ce qui compte dans la culture occidentale jusqu’au 18° siècle connaît les Métamorphoses, les récite, s’en inspire, vit avec et un peu dedans. Sans doute parce que c’est un compendium commode de la mythologie greco-latine. Mais pas seulement.
Et maintenant ? Le texte est à peu près mort ; il n’existe plus que comme objet savant pour quelques professeurs de langues anciennes. Même les spécialistes de Shakespeare ne connaissent pas vraiment. Pour une fraction du public lettré surnagent des noms propres, associées à des histoires imprécises. On se souvient que la belle a été changée, mais était-ce en langouste ou en mangouste (ça dépend du copiste). Pour le reste (à peu près tout le monde) : rien. Absolument rien, je crois. Donc, on a un monde qui a disparu. Une part non négligeable de la culture -forme complexe et efficace de la mémoire- ne fonctionne plus comme mémoire et ne subsiste que comme monument et document ; vestige ; source.
Quelle hypothèse sur cette disparition (bien naturelle par ailleurs -voir dinosaures, homo habilis, homo neanderthalis, etc…) ? Les Métamorphoses constituent un complexe textuel très hétérogène. C’est une mythographie. Ovide avait compilé les mythographes alexandrins. Mais qu’est-ce qu’un mythe ? De quoi ça parle, et comment ? Ce n’est déjà pas très simple. Cette mythographie s’organise en une histoire du monde : chaos, genèse, déluge, histoire mêlée des hommes et des dieux qui conduit -dans un certain désordre chronologique- de Thèbes à Troie puis à Rome et à Auguste (Ovide lui fait de la lèche dans l’espoir vain d’être rappelé du Pont). Enfin, le tout est placé au Livre XV dans la perspective du savoir pythagoricien. Certes, le Pythagore d’Ovide n’est pas très solide théoriquement. C’est une sorte de gourou végétarien qui prouve le devenir incessant de tout et la métempsychose par le changement des saisons, le souvenir de sa propre participation à la guerre de Troie, et autres arguments hujus farinae. Il reste que le chant ovidéen se place sous l’autorité d’un savoir sur la nature, les origines, les principes ou causes, les lois mathématiques du changement, et la place de l’homme dans l’univers (ou quelque chose comme ça). On ne peut séparer ici la fable et le discours savant, car il est à supposer que la parole mythique atteignait ou touchait ses destinataires par leur mélange obscur et complexe. On a donc un répertoire de fables qui vaut aussi comme grand discours traitant du vivant, plus particulièrement du rapport des hommes aux dieux et aux animaux, dans une optique naturaliste.
Au I8°, ce discours devait perdre de sa puissance -et du coup les fables perdre de leur enchantement. Parce que le divin ne se prononce plus de la même manière ; parce que la psycho-physiologie de Descartes, et sa métaphysique (l’âme et le corps) ; parce que le vivant s’impose comme le nouveau défi à la connaissance mécanicienne de la nature (querelles du fixisme et du transformisme, de l’évolution et de l’épigenèse, etc…)
Aujourd’hui la métamorphose se dit évolution ou mutation. Le vieux rêve pythagoricien est devenu chez D’Arcy Thompson la géométrie du rapport des forces et des formes ou de la transformation coordonnée d’un tout et de ses parties (la mathématisation de la loi de subordination des organes de Cuvier). Cela signifie-t-il que maintenant qu’on a la science, la fable n’a plus à prendre en charge la connaissance ? La connaissance ayant atteint son régime de vérité, la fiction accomplit ce mouvement pour son compte, les discours rejoignent leurs lieux naturels respectifs, avec prière de n’en plus sortir sauf à produire des monstres -effrayants et insignifiants. Il y a là de quoi plaire aux Aufklärer -enfin une humanité éclairée, qui ne verrait dans la science que la science et ne la verrait que là où elle est- et aux humanistes : la science s’occupant de la matière, l’unique objet des arts, notamment du théâtre, est donc l’âme. La technique fournit l’électricité et les machines, bref le confort, et les muses se réservent le supplément d’âme.
Pas si vite. Tout cela est trop simple, trop naïf ou trop empressé. Une seule chose est sûre : entre Ovide et nous, ce qui a changé, c’est la religion, le rapport des hommes et des dieux. Là, un partage net et étanche : le discours scientifique (pas des scientifiques) est pur de toute religiosité. Mais, en dépit d’antiques espérances, cela n’a pas du tout réglé la question de la superstition ; ni celle de la croyance (et donc de la croyance en la science). Pour le reste, il faut voir.

Depuis quelques temps Jean-François Peyret s’ingénie à construire des objets permettant la rencontre de vieilles histoires et de sciences jeunes ou moins jeunes ; de textes anciens et de machines modernes. Hier Racine et Descartes (qui lui voulait expurger la science de la poésie, ce qui ne l’empêchait pas de conseiller de lire sa physique comme un roman) ; ou Faust et Jean-Didier Vincent. Aujourd’hui Ovide et Alain Prochiantz. De tels objets sont par vocation complexes. Mais c’est une complexité très légère ; très joueuse.
La complexité vient évidemment de l’hétérogénéïté du texte : récit, discours, théorie, fable. On passe de la néoténie à Deucalion et Pyrrha, du prion à Io, et cette hétérogénéïté est plaisamment productive : parce qu’elle requiert une invention perpétuelle de la mise en scène pour contourner les écueils du didactique, de l’exposé scientifique, de l’illustration, et pour assumer le narratif ; et parce qu’elle suscite une écoute toujours surprise, décalée, et fraîche. La mise en scène s’oblige à la trouvaille, et active un certain fonctionnement de l’esprit : l’association, la corrélation, la connexion. Le Witz.
Mais le texte n’est qu’un élément de l’objet théâtral, qui comprend aussi : postures, masques et voix, bien sûr ; lumières ; images video ; musique. Rien n’indique qu’un de ces éléments ait toujours la prééminence sur les autres, en assumant la charge de la continuité et du sens. Le texte n’est pas, ou pas toujours, le gène dominant du spectacle. Une certaine sacralisation du texte au théâtre présuppose que le texte est une essence, l’enjeu du spectacle étant alors de le rejoindre et de le manifester ; et qu’il existe comme un système fermé dont la vie ne dépend pas de ses échanges avec son milieu. Le jeu se met alors au service du texte. Mais dans La génisse et le pythagoricien, le texte n’est rien de sacré, étant lui-même un assemblage de textes différents dans leurs méthodes et leurs intentions. Peut-être ne faut-il pas trop, ou toujours, prendre les textes au sérieux. Peut-être aussi faut-il laisser aux textes, quels qu’ils soient, et surtout les textes scientifiques, quelque chose de vaguement incompréhensible ou incongru : qu’on ne sache pas exactement ce qu’ils font là, et qu’en penser. Partons donc de l’hypothèse que le texte se met au service du jeu. C’est là d’ailleurs beaucoup plus l’énoncé d’un problème qu’une formule magique ou un principe de poétique. Méfions-nous des principes de poétique.
Pour compliquer encore l’objet théâtral, le décor n’est pas d’un mince secours. Tout metteur en scène un peu sérieux hait le décor servile ou imitatif, la tenture et le carton-pâte. Le décor doit ne pas être (plateau nu) ou exister fortement. Donc faire chier (plan incliné à 20%, plateau recouvert de mou de veau ou de coquilles d’oursins). Dans cet esprit, Peyret et Nicky Rieti ont conçu un dispositif bifrontal où la salle est divisée en deux par une sorte de membrane, susceptible de s’ouvrir plus ou moins, et qui quand elle est complètement fermée ne laisse entre les deux côtés qu’une communication sonore. Comme on sait, une membrane sépare et relie, filtre et laisse passer. Bon. La scénographie est tellement visible que mieux vaut ne pas trop en parler.
Et ça fonctionne ?

Séquence 3. La mort de Penthée. La scène est à Thèbes. Le culte de Bacchus, fils de Jupiter et Sémélé, se répand comme une invasion panique (Walter F. Otto, Dionysos). Penthée, petit-fils de Cadmos le fondateur de la ville, s’insurge contre cette religion nouvelle, dont l’effet patent est de libérer la jouissance des femmes. Discours : “Thébains, Thébaines…” Le comédien, Jean-Baptiste Verquin, figure une sorte de De Gaulle qui aurait des vapeurs. Juste avant dans la séquence, il faisait Junon, la légitime (la vieille vache) que Jupiter ne cesse de tromper avec des jeunesses (des génisses). Sous le politicien conservateur perce le souvenir de la rombière inquiète de la jouissance de son sexe. Métamorphose, polymorphie. Penthée veut faire mettre à mort Acétès, un marin coupable d’avoir introduit le culte nouveau. Cet Acétès (qui n’est autre que Bacchus) raconte sa vie. Le récit est distribué sur deux comédiens de part et d’autre de la membrane. Multiples effets du procédé : le texte est autonomisé, puisqu’il émane de deux sources distinctes ; et pluralisé, car il n’y a pas identité des deux côtés. Les comédiens sont détachés des personnages qu’ils endossent tout au long du spectacle (métamorphoses). L’adresse aux spectateurs installe une intimité, ou une complicité (très provisoires). L’effet d’écho (nymphe, amoureuse de Narcisse) est ici plutôt comique, mais ailleurs il majore la poéticité du texte. Etc…
Acétès, redevenu Bacchus, fait déchiqueter Penthée par sa propre mère, Agavé, et ses tantes Ino et Autonoé, à la tête d’une troupe de bacchantes. Récit dit par Clément Victor.Tout en racontant cette histoire, il ôte son costume noir et sa veste jaune, sous lesquels on découvre une minirobe et des chaussettes vertes -car juste après il sera Myrrha (Livre X) transformée en arbre pour avoir couché avec son père et en avoir conçu Adonis ; et dans Les Bacchantes d’Euripide, Penthée est transformé en femme avant sa mort.
Le passage est très frappant. Le récit est tragique, la mise en scène fait passer ce tragique dans le divertissement comique, l’impromptu moliéresque, les plaisirs de l’île enchantée. Il est vrai que le monde de l’Olympe est comique. Passé le drame de la théogonie, les dieux ne peuvent être tragiques, puisqu’ils sont immortels. Rien de vraiment grave ne peut leur arriver. D’où beuveries, oisiveté, tromperies, vaudeville bourgeois, et petits jeux cruels avec les hommes. Il est vrai aussi que sous sa figure d’Acétès Bacchus a tout l’air d’un brave type. Mais son jeu à lui va un peu loin, quand même. Et cet aspect monstrueux de la mort de Penthée doit passer. L’impromptu est une autre manière de dévoiler le tragique toujours associé à Dionysos. On peut parler ici d’un théâtre indirect, qui se tient toujours dans un rapport oblique aux textes. Dans un tel théâtre, la fonction du narrateur est déclinée dans tous les avatars imaginables. Mais l’approche indirecte n’est pas le second degré -le bénéfice artistique et intellectuel serait dérisoire. Ainsi, dans ce récit de la mort de Penthée, les spectateurs voient un acteur qui se travestit comme un guignol ; mais une certaine mélancolie du ton signale que le personnage, lui, voit l’horreur : une mère aveuglée par le fanatisme religieux déchiquète son propre fils. Climax
Tout le spectacle me paraît maintenir un rapport très vif à la question de la croyance. Déjà, rien de religieux dans le travail : pas de fausse communauté, pas de rituel, pas de chef qui tout en se tenant au milieu des autres rappelle à l’ordre du vrai, nulle référence à quelque mission sacrée. Pour faire du bon théâtre, il faudrait commencer par ne plus croire au théâtre. N’est-il pas clair maintenant qu’on a beaucoup trop cru en la science ? Depuis la fin de la Renaissance on a beaucoup trop attendu de la science, de la technique, des machines, parce qu’on les a inscrites dans le schème du progrès : histoire de la victoire progressive de la raison humaine sur les erreurs et les illusions du sujet, et sur les peines et douleurs découlant de notre rapport objectif à la nature. A chaque conquête de la science l’attente renaît, on scrute l’horizon de la félicité par la connaissance et l’artifice. Un livre de Lyotard, L’inhumain, fait à cet égard un important travail pour désinvestir toutes les positions de croyance liées à la connaissance : la science n’a jamais répondu à l’intention d’améliorer et de simplifier l’existence humaine, et elle n’a jamais eu vraiment cet effet. Elle est plutôt une manifestation de la lutte contre l’entropie, dont l’homme est le vecteur et non le maître. Qu’est-ce que l’homme ? (question récurrente, et moquée dans cette insistance, de la deuxième séquence de la pièce). Ni une origine, ni un résultat, “un transformateur assurant, par sa techno-science, ses arts, son développement économique, ses cultures, et la nouvelle mise en mémoire qu’elles comportent, un supplément de complexité dans l’univers.” (L’inhumain, p. 54). Trans-formateur, méta-morphoses.
Mais c’est à tout discours théorique qu’on adresse ces questions où se trahit sans doute un désir de croire : à quoi cela sert-il ? En quoi cela nous interpelle ? Quelle vérité sur nous ce discours (la génétique, la théorie de l’information, la psychologie cognitive, etc…) recèle-t-il ? Enfin, quel usage pouvons-nous en faire hic et nunc sur la scène du théâtre, miroir de la scène sociale ? Ces questions ne sont évidemment pas absurdes, et ce qui serait absurde, ce serait de se satisfaire d’un rapport complètement arbitraire ou mondain à la connaissance. Mais elles sont mal posées, irréfléchies, et pour l’heure improductives. Elles prétendent sans cesse réveiller une sorte d’urgence dans notre rapport au savoir. Or, rien ne me paraît plus urgent que de suspendre cette urgence, afin de nous disposer à une autre fréquentation des sciences et des techniques. Le théâtre de Jean-François Peyret est salubre à cet égard. Il nous allège de certaines questions usées, et fait de la place pour d’autres.


Séquence 3, suite. Dionysos (François Chattot) et la bacchante (Maud Le Grévellec). On atteint le sommet du ludique : Dionysos metteur en scène dirige une jeune comédienne dans une scène d’Euripide, en élucubrant sur la topique, héritée de Nietzsche, du dionysiaque, du tragique, etc… (Cocasserie absolue du jeu de François, qui porte parfois le comique de l’entreprise à un point irrésistible ; bacchanale parfaite de Maud. Un plaisir de théâtre immédiat.) Face au désir et à la réalité du jeu, le metteur en scène est démasqué comme un fâcheux, qui interrompt et empêche, avec ses explications psychologiques et philosophiques importunes. Peyret lui-même comme metteur en scène a une manière d’être bien à lui. Il n’a pas de place assignée, il se balade, on ne sait pas trop où il est -donc ce n’est jamais le point de référence ou le lieu du sens. En plus il n’a pas le texte. On ne peut guère parler de “direction” d’acteurs -il laisse jouer, sans directives ni explications de textes. Cependant tout cela n’a rien d’énigmatique, on n’a pas affaire à un mage ! Mais revenons au fâcheux. Metteur en scène et professeur, Peyret met à mal les positions artistiques qui se coulent dans des postures pédagogiques (le peintre et son modèle, petite séquence où Pascal Ternisien s’épuise dans des proclamations esthétiques) : comme si l’art, le “faire”, le geste artistique faisait mauvais ménage avec le discours. Et dans ce mauvais couple, c’est évidemment le faire qui est intéressant.
Mais comment parler d’un problème avec les discours, alors que ce théâtre convoque, rassemble et donne à entendre les discours les plus divers ? Assurément Peyret est un philologos. C’est donc de certains discours qu’il se moque, ou d’un certain usage du discours. Ainsi en écrivant sur lui est-on sûr de lui déplaire, de le faire rire ou bailler. Qu’est-ce qui ne va pas dans le discours de la poétique, de la théorie esthétique ? C’est sans doute qu’il est prescriptif plutôt qu’actif ; qu’il ne prétend faire sens qu’en donnant une leçon ; et qu’il ne donne rien à connaître parce qu’il veut un peu trop faire comprendre.
Un des effets du dispositif bifrontal (écho, reprises, tuilage) est que souvent les significations y sont portées par une sorte de rumeur. Il devient alors impossible au spectateur d’accaparer le sens. Le spectacle livre du sens, mais sans ses implications : il n’est pas idéologique. Le sens peut être abordé partiellement, légèrement, ironiquement, comme Montaigne en usait avec les auteurs classiques, et au fond avec tous les objets susceptibles d’occuper sa pensée sans l’habiter obsessionnellement. C’est l’intention idéologique qui alourdit le sens. Il est très agréable d’être délivré de cette lourdeur (même si cet agrément n’est pas toujours compatible avec la position d’observateur chargé d’un commentaire).
On ne peut pas parler d’un théâtre d’avant-garde, car il n’y a ni provocation ni coup d’éclat. C’est plutôt un théâtre de recherche, qui combine des éléments hétérogènes, non pour proposer une lecture, mais pour faire un objet ; et même un monde, un cosmos, avec ce que cela suppose d’ordre et de chaos, de hasard et de nécessité, de préméditation et d’aléatoire. Une mimesis de la nature, non de la praxis, et qui s’accorde à son propos : la méta-morphose, le passage d’une forme à l’autre, l’engendrement des formes. Où l’on se demandera si, à l’inverse des formes naturelles selon D’Arcy Thompson et les pythagoriciens, le propre de la forme esthétique n’est pas de refuser la simplicité et la symétrie, de côtoyer toujours l’informe dans un jeu perpétuel entre stabilité et instabilité (comme dans la théorie kantienne de l’esthétique, dont les deux notions centrales sont la forme et le jeu).
Ce mode de spectacle requiert une attention singulière. Il faut accepter, donc se plaire à, une saisie partielle et sélective ; laisser s’opérer une sélection naturelle des éléments du spectacle, ce qui peut déranger notre désir de savoir et de comprendre. Je pense que le spectacle ne veut pas provoquer des impressions, mais des connexions. Il n’est plus dans l’esthétique du choc propre à la modernité. Nous n’avons plus besoin de nous faire tabasser le cervelet, la connexion suppose plutôt de petites déstabilisations de l’intellect, et par exemple de l’humour.
Une vision absolument matérialiste du monde peut très bien engendrer (et engendre même souvent) une posture de “résistance”. Cf. Lyotard, ou Sobel, ou Godard. Le travail de Peyret fait penser à Godard, parfois. Mais un Godard sans psychologie, sans morale, sans discours sur l’art. A la résistance, ce théâtre préfère le jeu, comme résultat et comme principe. Ludus formalis.


Pierre Lauret, philosophe