La génisse et le pythagoricien
création au Théâtre National de Strasbourg le 17 avril 2002

c o m p a g n i e   t f 2 ,   j e a n - f r a n ç o i s   p e y r e t
h t t p : / / w w w . t f 2 . a s s o . f r

 
 
 
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Une soirée de répétition avec cinq acteurs sur le plateau : Maud Le Grévellec, François Chattot, Pascal Ternisien, Jean-Baptiste Verquin, Clément Victor. Rien de ce qui suit n'aurait pu être pensé si je ne les avais pas regardés trois heures durant. C'est l'évidence du théâtre, mais qui parfois s'oublie. Ce théâtre-là fait qu'on ne l'oublie à aucun instant.

(J'aurais voulu pouvoir raconter ce à quoi j'ai assisté au Studio Kablé le 28 mars. Mais je n'y suis pas arrivée. J'essaierai donc simplement de dire pourquoi j'aime tant ce théâtre là et peut-être sera-ce une manière de dire pourquoi il est difficile à raconter.)


La plupart du temps, les metteurs en scène et les acteurs ne tolèrent pas les intrus quand ils répètent, et leurs salles de répétition sont fermées aux étrangers. Ici, rien de tel. Non qu'on entre comme dans un moulin (ce qui voudrait dire que l'arrivant serait voué à l'indifférence) - au contraire, de la façon la plus hospitalière et la plus courtoise qui soit, on est invité à voir ce que généralement on ne peut ni ne doit voir. Loin de protéger le secret de fabrication, on semble ici tenir à le montrer, à vous le montrer. A la lumière de l'épisode des Métamorphoses qui ouvrira la séance - la mésaventure de Tirésias, qui en avait un peu trop vu – on ne peut s'empêcher de s'interroger sur cet étrange et pressant désir de dévoiler la scène primitive du spectacle, l'acte de sa conception…


Car aussi chaleureusement accueillie ait-elle été, il n'est pas facile pour l'observatrice de savoir ce qu'elle a vu, entendu. Les raisons de cette difficulté ? A la réflexion, elle s'est dit que cela tenait en partie à la façon dont la répétition se pratique ici. Le plus frappant en effet (ce qui l'avait déjà frappée lors d'une visite pendant la préparation d'un autre spectacle) c'est à quel point ce travail visiblement intense semble aristocratiquement détaché de sa finalité (ou du moins de la finalité qui l'autorise à exister socialement, économiquement) : le spectacle. Comme si tout le monde ici cherchait, mais surtout sans (se) fixer de but – une règle de savoir-vivre théâtral à laquelle personne, apparemment, ne déroge - sauf , peut-être, in petto, le metteur en scène… (mais si c'est le cas, il ne le montre pas). Une énergie de réponse assez phénoménale semble ici déclenchée mais par quelle question exactement ? (Comme Jochen Gerz est actuellement exposé à Strasbourg, je pense à son Monument aux vivants, fait de réponses multiples à une question restée secrète – mais ici, il s'agit peut-être plutôt d'un point aveugle ?).


Quoi qu'il en soit ce déroulement non-téléologique du travail est une façon de faire plutôt atypique. Car bien souvent, sous une forme ou une autre, l'enjeu des répétitions consiste pour une équipe à définir et redéfinir de plus en plus précisément ce qu'elle cherche… On sent bien qu'ici un tel ciment est conjuré de toutes les façons possibles. Pourquoi retarder jusqu'aux dernières extrémités la définition d'une globalité ? S'agit-il de tout faire pour qu'elle ne soit là qu'en creux? Ou est-il crucial, par cette espèce de jeu avec le feu (car la première approche) de libérer radicalement les acteurs de l'effort d'être constructifs pour qu'ils produisent un travail d'un autre ordre (déconstructif/reconstructif ?). Quoi qu'il en soit, après avoir été prise dans l'ambiance générale, on n'a aucune envie d'opérer une synthèse, de figer un état d'un travail, d'exprimer un point de vue construit. Tant est forte et prenante cette sensation que la répétition pourrait ne jamais finir, que sa vraie justesse est d'être en elle même une machine à plaisir. Le 28 mars au Studio Kablé, un jour gai des répétitions de La Génisse, le théâtre m'apparaissait comme un euphorisant. Que dire de ce qu'on a vu sous euphorisant ?


(De retour à un état plus normal, reste un mystère. C'est la deuxième fois que j'assiste à une répétition d'un spectacle de Jean-François Peyret, à peu près au même moment de la gestation du spectacle, à mi-parcours. Les deux fois je me suis posé avec perplexité la même question : la forme finale du spectacle est-elle due de façon aléatoire à l'achèvement du temps de recherche - comme aux chaises musicales, où on s'assied quand la musique s'arrête et tant pis pour ce qui n'a pas de place ? Ou cette forme a-t-elle toujours été là sans qu'on la voie, image dans le tapis ?)


Mais si l'observatrice a tant de mal à tenir un discours sur ce qu'elle a vu, ce n'est pas seulement parce que quelque chose, de l'intérieur de ce travail, résiste au commentaire ou insinue dans toute tentative de le commenter des virus perturbateurs et un peu moqueurs. C'est avant tout parce que cet art-là, étrangement, l'a toujours renvoyée à quelque chose de très intime, à cet endroit où le vieux désir humain de comprendre quelque chose du monde est en elle chevillé au corps depuis toujours – le complexe de l'enfant d'éléphant si on veut (tiens, une autre métamorphose…) De ce désir de savoir et de sa nature secrètement pulsionnelle, ce théâtre-là dit beaucoup – et après l'avoir approché sous sa forme mathématique et philosophique c'est à sa racine, la forme mythologique, qu'il s'en prend.


Et durant cette soirée au Studio Kablé où l'invitée est arrivée fatiguée, sortant d'une autre répétition, c'est encore une fois la même sensation troublante et joyeuse que quelque chose d'essentiel à soi, et de profond, se trouve attrapé là. Une chose difficile à définir qui pourrait être justement ce qui dans l'activité de la pensée (ici mythologique) et dans l'aventure du langage vient secrètement d'un état du corps. C'est pourquoi le plus important, parce que le plus émouvant, dans cet agencement complexe de matériaux énormes et divers et de compétences croisées, c'est pour l'invitée de ce 28 mars, cette sensation : le rapport très particulier des corps aux mots que produit cet agencement, et qui rend ces spectacles reconnaissables entre tous. Car la tendresse et la férocité des acteurs pour ce verbe qui leur est confié pour en faire leur symptôme le plus intime font de ce théâtre une merveilleuse machine à (ré)érotiser la pensée.


Anne-Françoise Benhamou