Jean-François, tu me demandes une lettre mais je ne peux
que bafouiller le murmure du comique et terrible écho de
la pièce que j'ai vue à Strasbourg.
Cela
commence par Io, la superbe génisse, la blanche, l'immaculée,
l'errante aiguillonnée par l'épouse trompée
de celui qui l'a abusée, violée et métamorphosée.
Celui-là même qui s'était fait coucou, tout
doux tout mouillé par la pluie pour apitoyer et séduire
la sur dont il fera son épouse. " Ou je me trompe,
ou il me trompe ". On la connaît. Qui ne connaît
un peintre au moins, séduit, ravi à son tour par l'éclat
caressant de la toison d'Io, la tristesse de son long regard noir,
la pudeur de ses cils, l'indicible douceur de son mufle nu frémissant,
impuissant ; Qui ne connaît sa honte et sa détresse
et sa fuite ?
Cela commence aussi par la famille du coucou tout-puissant. L'amant
transi, la fiancée émue. Passons. Le maître
de la foudre l'emmène pour de justes noces dans une oseraie
voisine ? C'est le premier mariage. Ils ont ensemble les premiers
enfants légitimes, même que le petit dernier est handicapé
; Héphaïstos est son nom. Comme de juste, la mère
n'adore pas l'enfant contrefait et, comme de juste, c'est lui qui
s'interpose quant la bat son divin époux. La scène
est connue, le père prend le fils par le pied et le balance
par la porte. Par chance, il amerrit et plonge assez profond pour
apprendre un métier. Il devient forgeron. Il fabrique des
tas d'objets surprenants, le char de Phoebus, les fameuses portes
du temple d'icelui, et un fauteuil pour sa mère, une vacherie
entre nous soit dit, sur lequel elle serait encore coincée
si son demi-frère Dionysos n'était pas intervenu.
C'est la première fois qu'il remettait les pieds chez ses
parents.
Personne
n'aura le front de me dire qu'il ne connaît pas cette famille.
Bien sûr, il y a les grands parents, " je suis Deucalion,
je suis Pyrrha " ; D'honnêtes gens, pleins de bonne volonté,
un peu esseulés, sensibles et bons, pas très bavards,
pas très photogéniques non plus. Millet, peut-être
?
Je suis l'enfant mélancolique des enfants de Cronos, et je
suis à Strasbourg, et je suis au spectacle, deux fois ; voir
se transformer nécessite de tourner, deux fois je pleure,
deux fois je ris. Je suis au spectacle et je pense à mon
père. Mon père aussi était une forme instable.
On disait même de lui qu'il ne savait pas se tenir. Il aimait
les grimaces. Il aimait faire rire et il aimait faire peur. Il ne
s'en prenait pas qu'aux enfants. " Bande de macaques ",
hurlait-il volontiers à ceux qui passaient. J'entends encore
le martèlement des syllabes, les mâchoires qui les
claquaient, les yeux roulant dans les orbites. Je voyais le singe,
je croyais à ce singe. Dans un sourire, il reprenait forme
humaine. À la fin de sa vie, il imitait le cri du canard,
assis sur une borne, entre l'école et l'église, devant
la mairie du village dont il avait été longtemps le
maire. Vieux, fatigué, rompu, claudiquant, il croyait échapper
à son sort et demeurait à sa place.
" Pourquoi votre père fait-il cela ? " " Parce
qu'il ne peut plus être l'homme qu'il était, il est
devenu canard ", il est " le dur désir de durer
" Mais lorsque j'étais enfant, il n'était que
dents. Il montrait les dents et il était militaire. Le lézard,
je ne pensais pas le rencontrer à Strasbourg, l'androïde
androgyne à l'ellipsoïdale et longue dentition, l'il
mi-clos, guettant à la fois sa proie et son prédateur,
vorace et peureux, le tyranneau, le mini-crocodile. Le tyran est
un oiseau dentirostre, je l'ignorais, mais puisqu'on y est, il était
aussi la voiture américaine aux mâchoires de chrome.
Sur le tard, vers la fin, dans la maison, sur le carrelage, je voyais
plutôt un hanneton, balourd, raide d'arthrose, faisant le
fanfaron dans sa carapace mal arrimée, entre ma mère
et ma tante, les mouches savantes, muscae domesticae, qui faisaient
mine de l'ignorer.
Et moi dans tout ça ? l'infatigable témoin, le muet
mangeur d'images, j'étais le vers sans doute. " A quoi
reconnaît-on qu'un ver est fou ? " Un ver est fou, je
vous le dis, quand il voit toujours le même être et
jamais la même forme. C'est un ver médusé.
Il s'apprêtait à mourir, j'ai rampé jusqu'à
lui. Allons voir ça d'un peu plus près. Il a, jour
après jour, perdu ses dents, ses plumes, ses poils, il a
souri, il m'a regardé, il a prononcé des phrases audibles.
Mes anneaux se sont défaits. Nous nous sommes quittés.
"
Il faut fabriquer quelque chose ", comme dit le Poète,
même " si la souris peut s'en passer ",comme vous
dites. Je le dis ou je le chante ce mouvement qui libère
et retient, par où on échappe et par où on
se maintient, l'obsession de durer. Si sur les rives de la mer noire,
très exactement dans les environs de Tomes, Ovide fut métamorphosé,
c'est certainement en arbre. Il prend toujours son temps à
cette métamorphose, il la raconte menu, il en décrit
l'inexorabilité, il vit la perte de l'être, la déploration
de l'état premier, la fatalité du devenir, l'éternité
du devenu. Il dit l'imbroglio du désir, le destin à
soi-même et par soi-même fixé.
Et
je vous rends cette justice, comme aurait dit ma mère, aux
Grecs, à Ovide et à toi, vous savez barguigner sur
le sujet. Après tout il s'en est fallu d'un cheveu qu'elles
ne fondissent, comme les ailes d'Icare, ces métamorphoses.
Stéphane Herbelin
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