La génisse et le pythagoricien
création au Théâtre National de Strasbourg le 17 avril 2002

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h t t p : / / w w w . t f 2 . a s s o . f r

 
 
 
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Jean-François, tu me demandes une lettre mais je ne peux que bafouiller le murmure du comique et terrible écho de la pièce que j'ai vue à Strasbourg.

Cela commence par Io, la superbe génisse, la blanche, l'immaculée, l'errante aiguillonnée par l'épouse trompée de celui qui l'a abusée, violée et métamorphosée. Celui-là même qui s'était fait coucou, tout doux tout mouillé par la pluie pour apitoyer et séduire la sœur dont il fera son épouse. " Ou je me trompe, ou il me trompe ". On la connaît. Qui ne connaît un peintre au moins, séduit, ravi à son tour par l'éclat caressant de la toison d'Io, la tristesse de son long regard noir, la pudeur de ses cils, l'indicible douceur de son mufle nu frémissant, impuissant ; Qui ne connaît sa honte et sa détresse et sa fuite ?

Cela commence aussi par la famille du coucou tout-puissant. L'amant transi, la fiancée émue. Passons. Le maître de la foudre l'emmène pour de justes noces dans une oseraie voisine ? C'est le premier mariage. Ils ont ensemble les premiers enfants légitimes, même que le petit dernier est handicapé ; Héphaïstos est son nom. Comme de juste, la mère n'adore pas l'enfant contrefait et, comme de juste, c'est lui qui s'interpose quant la bat son divin époux. La scène est connue, le père prend le fils par le pied et le balance par la porte. Par chance, il amerrit et plonge assez profond pour apprendre un métier. Il devient forgeron. Il fabrique des tas d'objets surprenants, le char de Phoebus, les fameuses portes du temple d'icelui, et un fauteuil pour sa mère, une vacherie entre nous soit dit, sur lequel elle serait encore coincée si son demi-frère Dionysos n'était pas intervenu. C'est la première fois qu'il remettait les pieds chez ses parents.

Personne n'aura le front de me dire qu'il ne connaît pas cette famille. Bien sûr, il y a les grands parents, " je suis Deucalion, je suis Pyrrha " ; D'honnêtes gens, pleins de bonne volonté, un peu esseulés, sensibles et bons, pas très bavards, pas très photogéniques non plus. Millet, peut-être ?
Je suis l'enfant mélancolique des enfants de Cronos, et je suis à Strasbourg, et je suis au spectacle, deux fois ; voir se transformer nécessite de tourner, deux fois je pleure, deux fois je ris. Je suis au spectacle et je pense à mon père. Mon père aussi était une forme instable. On disait même de lui qu'il ne savait pas se tenir. Il aimait les grimaces. Il aimait faire rire et il aimait faire peur. Il ne s'en prenait pas qu'aux enfants. " Bande de macaques ", hurlait-il volontiers à ceux qui passaient. J'entends encore le martèlement des syllabes, les mâchoires qui les claquaient, les yeux roulant dans les orbites. Je voyais le singe, je croyais à ce singe. Dans un sourire, il reprenait forme humaine. À la fin de sa vie, il imitait le cri du canard, assis sur une borne, entre l'école et l'église, devant la mairie du village dont il avait été longtemps le maire. Vieux, fatigué, rompu, claudiquant, il croyait échapper à son sort et demeurait à sa place.
" Pourquoi votre père fait-il cela ? " " Parce qu'il ne peut plus être l'homme qu'il était, il est devenu canard ", il est " le dur désir de durer " Mais lorsque j'étais enfant, il n'était que dents. Il montrait les dents et il était militaire. Le lézard, je ne pensais pas le rencontrer à Strasbourg, l'androïde androgyne à l'ellipsoïdale et longue dentition, l'œil mi-clos, guettant à la fois sa proie et son prédateur, vorace et peureux, le tyranneau, le mini-crocodile. Le tyran est un oiseau dentirostre, je l'ignorais, mais puisqu'on y est, il était aussi la voiture américaine aux mâchoires de chrome.
Sur le tard, vers la fin, dans la maison, sur le carrelage, je voyais plutôt un hanneton, balourd, raide d'arthrose, faisant le fanfaron dans sa carapace mal arrimée, entre ma mère et ma tante, les mouches savantes, muscae domesticae, qui faisaient mine de l'ignorer.
Et moi dans tout ça ? l'infatigable témoin, le muet mangeur d'images, j'étais le vers sans doute. " A quoi reconnaît-on qu'un ver est fou ? " Un ver est fou, je vous le dis, quand il voit toujours le même être et jamais la même forme. C'est un ver médusé.
Il s'apprêtait à mourir, j'ai rampé jusqu'à lui. Allons voir ça d'un peu plus près. Il a, jour après jour, perdu ses dents, ses plumes, ses poils, il a souri, il m'a regardé, il a prononcé des phrases audibles. Mes anneaux se sont défaits. Nous nous sommes quittés.

" Il faut fabriquer quelque chose ", comme dit le Poète, même " si la souris peut s'en passer ",comme vous dites. Je le dis ou je le chante ce mouvement qui libère et retient, par où on échappe et par où on se maintient, l'obsession de durer. Si sur les rives de la mer noire, très exactement dans les environs de Tomes, Ovide fut métamorphosé, c'est certainement en arbre. Il prend toujours son temps à cette métamorphose, il la raconte menu, il en décrit l'inexorabilité, il vit la perte de l'être, la déploration de l'état premier, la fatalité du devenir, l'éternité du devenu. Il dit l'imbroglio du désir, le destin à soi-même et par soi-même fixé.

Et je vous rends cette justice, comme aurait dit ma mère, aux Grecs, à Ovide et à toi, vous savez barguigner sur le sujet. Après tout il s'en est fallu d'un cheveu qu'elles ne fondissent, comme les ailes d'Icare, ces métamorphoses.

Stéphane Herbelin