Octobre
2002 :
L'expérience et la "manip" au théâtre.
Le
jeu du comédien exacerbe les liens entre les sensations du
corps et de l'esprit. L'instinct est l'atout du métier. Celui-ci
ne permet-il pas un passage en animalité ? Or l'essai de
voyage en métamorphose de Maud Le Grévellec ou de
Clément Victor, évoque par ses hésitations
et balbutiements théâtralisés, l'ampleur du
défi. Sa difficulté révèle qu'un comédien
au théâtre est là, hic et nunc ! A l'image de
l'impossible disparition de la beauté originelle d'Io
racontée par Ovide.
Pensons également au mystérieux éclat de cette
génisse Io, présent à la fois avant et après
la métamorphose dans le texte d'Ovide. Il n'y a pas de retour
en arrière dans le temps mais une nourriture de la beauté.
Or, que le processus de création du comédien soit
celui d'une séance de répétition ou l'ensemble
de ses expériences théâtrales, il se nourrit
de ceux-ci inévitablement et se transforme en transportant
en lui les différents voyages que son métier lui a
imposés. Et ceux-ci s'inscrivent légèrement
ou lourdement dans et sur sa peau d'animal comme en son esprit.
Si une rencontre effective s'effectue entre une aventure théâtrale
et lui-même, sa métamorphose se prolonge et s'enrichit.
Elle éclate lors de moments théâtraux intenses
cristallisés dans ce que l'on appelle alors la présence,
arrêt sur image du processus.
Les témoins privilégiés de celui-ci savent
que la représentation face au public n'est pas le seul instant
de révélation de ces moments. Les répétitions
provoquent aussi l'intensification de la présence du comédien.
Moments magiques, où, grâce au fait de recherche, la
vie émerge dans le jeu par nécessité de naissance.
Une difficulté semble s'immiscer parfois à la fin
du processus de création : la forme finale. Fragilité
émouvante des premiers soirs, mais ensuite... Finaliser une
forme n'est-ce pas commencer à la détruire ? D'où
viennent les ressorts de chaque comédien pour insuffler du
jeu et donc de la vie ? L'expérience et le métier
permettent un " ressourcement " mais l'inexpérience
et sa légèreté, la découverte, sont
aussi générateurs de moments de création. D'où
la tentation, sinon d'imaginer un processus idéal générateur
de vies incessantes ou renouvelables, d'essayer de les repérer
lors de différentes rencontres et de les poindre ostensiblement.
D'où l'intérêt pour le théâtre
de rencontrer la science qui traque les mécanismes du vivant
et suscite ainsi la joie ou le plaisir des découvertes.
Alain
Prochiantz affirme " l'importance d'écouter les signes
provoqués par le hasard, et la nécessaire faculté
à rebondir sur celui-ci. Il y a une part d'intuition dans
la découverte scientifique. Mais il y a aussi ceci chez Claude
Bernard : comment inventer la manip. " (paroles notées
lors des répétitions du spectacle en janvier 2002)
Une curiosité qui invente devant ce qui étonne. L'intuition
résonne étrangement avec l'inspiration du comédien.
Alors la solution est-elle dans le désir d'une improvisation
perpétuelle à partir d'un nouveau canevas qui irait
chercher des consonances avec l'expérience scientifique ?
En tant que témoin des répétitions du spectacle
La Génisse et le pythagoricien, je me souviens des propos
de Jean-François Peyret lors du premier travail à
la table réunissant comédiens, techniciens et dramaturges
: " essayer de trouver un " esprit de la manip "
qui est une dramaturgie comme une autre... On pourrait imaginer
des comédiens spécialistes des paysages, des spécialistes
des métamorphoses... chaque interprète doit y voir
un intérêt, y trouver le sien. Que je raconte cela
ou que je ne le raconte pas , il y a quelque chose qui change ma
vie dans ça... les gens vont se raccrocher aux comédiens...
c'est différent d'avec les musiciens qui seront interprètes
seulement... ce n'est pas le même rapport à la confection,
ils ne seront pas en situation d'improviser, il y a un compositeur...
alors que pour le comédien, il n'y a pas d'auteur mais un
mélange d'Ovide et de science... c'est un comédien
qui évolue... c'est une question esthétique... ce
qui va être dit par le comédien est plus important
que ce qui va être dit par le musicien... même si c'est
une fiction, le spectateur voit quelque chose avec le comédien
mais il ne voit pas très bien à quoi il renvoie...
ni un auteur, ni un personnage... ce sont des tempéraments,
des chaleurs, des couleurs mais qui sont celles des comédiens...
si François Chattot raconte une histoire, les spectateurs
s'en souviennent et c'est différent si c'est Maud... c'est
du comédien à l'état pur... il y a des métamorphoses,
quelques identifications qui se passent... pour le comédien
l'important c'est de faire une palette... comme je ne connais pas
bien tout le monde dans la distribution, les choses restent très
ouvertes... le désir de raconter à sa manière...
il faut chercher l'humour dans Ovide mais un humour des Dieux...
Mais exigence personnelle : je raconte ça et pourquoi...
créer le trouble... le comédien s'aperçoit
de l'horreur de ce qu'il dit... la relation entre le corps et le
sol, un corps sans lieu "
Le
metteur en scène semble désirer une forte implication
du comédien dans la construction de sa partition. Il lui
donne une importance essentielle et souhaite qu'émerge de
son travail sur le plateau ce qui pourrait être la base du
spectacle. Une grande liberté apparente lui est proposée
mais dans un cadre, dans une " manip " inventée
pour cela. Essayons de repérer les différentes strates
de celle-ci :
- la partition
O, un texte écrit par le metteur en scène et le dramaturge
sans personnages sur lequel chaque acteur intervient librement dans
un travail sur table ou sur le plateau (dix partitions se sont élaborées
petit à petit pour ce spectacle).
- l'humour
des Dieux, une règle du jeu qui introduit à la
fois une difficulté et une liberté d'action.
- le décor,
évoqué donc imaginé dans un premier temps pour
nourrir l'inspiration, puis investi pour y puiser des ressourcements.
- les nouvelles
technologies appréhendées elles aussi dans un premier
temps par le discours, présentées comme des possibilités
d'aide et d'accompagnement au jeu mais sans qu'il leur soit attribué
un rôle spécifique vis à vis du comédien,
afin que celui-ci en prenne note, avec la liberté de jouer
ou non avec ou contre elles.
La manip est une boîte de jeu. L'animal comédien
de la manip est mis au centre d'interférences de mots,
d'idées, et à part égale d'interférences
d'ondes sonores et de rayons lumineux. Le jeu est un geste-rebond
qui trace une ligne matérialisation de l'impact des ondes
de choc. Le jeu n'est pas l'incarnation d'un personnage mais la
disponibilité sensuelle et intellectuelle aux problèmes
posés par les différents éléments de
la boîte. Une faculté à souligner, répéter,
débroussailler les propos sur la métamorphose, leur
donner une couleur qui s'ajoutera à la palette
de celles proposées par les autres comédiens, les
techniciens, les dramaturges. La justesse de cette couleur est déterminée
par l'adéquation à l'ensemble et non par la dictée
du sens initial ou présupposé d'un texte. Le geste
est celui du peintre face au tableau à la fois porté
par l'intuition et le cheminement du travail.
L'art du comédien est aussi une recherche de ce qui permet
une rencontre entre sa propre histoire face au problème posé,
ici la métamorphose, l'histoire du spectacle et celle de
l'humanité. Car le but final est l'ouverture de la boîte
sur le monde, une déterritorialisation de la scène
qui s'effectue au niveau du temps et de l'espace. D'Ovide au monde
du web, rien n'est linéaire, ni limité au lieu du
théâtre. Les expériences qui ont lieu lors des
répétitions sont enregistrées par la webcam,
utilisées pour être observées par l'équipe,
triées pour être retransmises sur le web. Cette possibilité
de saisir et revoir une action, de l'identifier est un outil de
détemporalisation et déterritorialisation. Réutilisé
sur le site ou dans la mémoire individuelle du comédien,
il nourrit le kaléidoscope de l'inspiration commune tout
en alimentant la problématique offerte au monde par l'intermédiaire
du site. L'actualité médiatique est aussi écoutée
si elle fait écho au travail en cours. Les répétitions
à la table se nourrissent d'un au-delà du texte composé
des points de vue de chacun.
L'acteur est créateur parce qu'il doit s'approprier la partition
et la transformer selon ses propres choix. Son rôle n'est
pas interchangeable. Les mots qu'il profère lui collent à
la peau même s'il s'agit d'un projet intellectuel. Car les
appropriations sont à la fois de l'ordre de la sensualité
et de la réflexion. François Chattot s'empare de Dionysos
autant par plaisir que par obligation. Parallèlement sa complicité
ludique avec Pascal Ternisien pendant le travail interfère
dans la composition du texte, son découpage en répliques.
Les comédiens provoquent des images, suggèrent des
sortes de personnages dont se souvient le metteur en scène
lorsqu'il reprend son travail de dramaturge de partition en partition.
Des personnages non limités par une détermination
psychologique mais par un assemblement d'évidences. L'acteur
et le metteur en scène construisent un puzzle qu'ils ne cherchent
pas à justifier par des critères psychiques ou sentimentaux
mais ludiques. C'est l'émergence du vivant sur la scène
qui est déterminante. La parole n'est alors gardée
que parce qu'elle est nécessaire à celui ou celle
qui la profère. La dramaturgie semble ainsi s'inspirer des
voix du plateau tout en cherchant à les convaincre. C'est
la friction du débat autour des mots et l'éclosion
des connivences ludiques qui créent l'étincelle de
vie indispensable à l'acte théâtral.
L'implication personnelle et volontaire des acteurs dans le processus
est aussi colorée par l'apparente légèreté
de l'ambiance provoquée par la présence discrète
des nouvelles technologies. La projection d'images et l'enregistrement
live des répétitions, soumis ponctuellement et fortuitement
à la disposition de ceux qui travaillent laissent des traces
sensitives. Il n'est pas interdit de supposer qu'elles s'insinuent
dans la mémoire de chacun. Elles aident à l'anticipation
perceptive du spectacle futur. Le mystère de leur utilisation
lié à l'indépendance créative qui leur
est accordé par le metteur en scène nourrit le suspens
du dénouement final. L'irritation de ne pas en maîtriser
l'intérêt est contrebalancée par le plaisir
de découvrir ce qu'elles imaginent ou saisissent au fur et
à mesure. Le pointillé de leurs propositions dans
le temps des répétitions évite de les sacraliser.
L'acteur est involontairement inspirateur d'images, mais il a aussi
la possibilité de se prêter à leur jeu. Là
aussi la balle est dans son camp lorsqu'il utilise ce nouvel outil.
Un outil qui peut se rapprocher du masque dans la mesure où
la projection nécessite la conscience de l'importance de
l'image de son propre corps. Avec le masque, l'acteur doit amplifier
ses gestes. L'expression de celui-ci est liée à une
technique précise qui crée son propre langage. Or,
soit l'acteur choisit d'oublier qu'il est filmé lorsqu'il
joue, soit il choisit de jouer avec son image. Dans cette dernière
hypothèse, il doit créer sa propre technique de dialogue
avec celle-ci qui nourrira le jeu théâtral. La prise
de conscience de la profondeur des ombres dans l'espace, l'illusion
du miroir, l'effet du gigantisme et de la déformation par
rapport à la réalité entraînent un jeu
spécifique. La dissonance du rapport entre le corps réel
et le corps de l'écran est source d'humour, de poésie,
de surprise, de toutes les perceptions esthétiques. Si le
comédien décide de se saisir de ce masque là,
il multiplie ses effets. Il a la possibilité de souligner
un propos, d'exacerber un sentiment, de décupler un trait
d'humour.
Canevas
du théâtre contemporain, le rapport aux nouvelles technologies
offre aux comédiens un cadre - tremplin pour un nouveau jeu
ancré dans le monde actuel. L'introduction de la webcam ouvre
la boîte de jeu sur le vertige du virtuel. Celui-ci s'immisce
dans le processus de création en repoussant les limites spatio-temporelles
de l'événement théâtral. Le théâtre
du metteur en scène Jean-François Peyret emprunte
à la science le concept de la manipulation pour mesurer les
effets mais aussi et surtout pour saisir les moments de vie, les
hasards où la nécessité de la parole théâtrale
s'impose, aujourd'hui.
Corinne Pichon
Etudiante en D.E.A.
Art et Spectacle à l'Université de Caen.
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