La génisse et le pythagoricien
au Théâtre de Gennevilliers, du 8 novembre au 7 décembre 2002

c o m p a g n i e   t f 2 ,   j e a n - f r a n ç o i s   p e y r e t
h t t p : / / w w w . t f 2 . a s s o . f r

 
 
 
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Octobre 2002 :
L'expérience et la "manip" au théâtre.

Le jeu du comédien exacerbe les liens entre les sensations du corps et de l'esprit. L'instinct est l'atout du métier. Celui-ci ne permet-il pas un passage en animalité ? Or l'essai de voyage en métamorphose de Maud Le Grévellec ou de Clément Victor, évoque par ses hésitations et balbutiements théâtralisés, l'ampleur du défi. Sa difficulté révèle qu'un comédien au théâtre est là, hic et nunc ! A l'image de l'impossible disparition de la beauté originelle d'Io racontée par Ovide.
Pensons également au mystérieux éclat de cette génisse Io, présent à la fois avant et après la métamorphose dans le texte d'Ovide. Il n'y a pas de retour en arrière dans le temps mais une nourriture de la beauté. Or, que le processus de création du comédien soit celui d'une séance de répétition ou l'ensemble de ses expériences théâtrales, il se nourrit de ceux-ci inévitablement et se transforme en transportant en lui les différents voyages que son métier lui a imposés. Et ceux-ci s'inscrivent légèrement ou lourdement dans et sur sa peau d'animal comme en son esprit. Si une rencontre effective s'effectue entre une aventure théâtrale et lui-même, sa métamorphose se prolonge et s'enrichit. Elle éclate lors de moments théâtraux intenses cristallisés dans ce que l'on appelle alors la présence, arrêt sur image du processus.

Les témoins privilégiés de celui-ci savent que la représentation face au public n'est pas le seul instant de révélation de ces moments. Les répétitions provoquent aussi l'intensification de la présence du comédien. Moments magiques, où, grâce au fait de recherche, la vie émerge dans le jeu par nécessité de naissance. Une difficulté semble s'immiscer parfois à la fin du processus de création : la forme finale. Fragilité émouvante des premiers soirs, mais ensuite... Finaliser une forme n'est-ce pas commencer à la détruire ? D'où viennent les ressorts de chaque comédien pour insuffler du jeu et donc de la vie ? L'expérience et le métier permettent un " ressourcement " mais l'inexpérience et sa légèreté, la découverte, sont aussi générateurs de moments de création. D'où la tentation, sinon d'imaginer un processus idéal générateur de vies incessantes ou renouvelables, d'essayer de les repérer lors de différentes rencontres et de les poindre ostensiblement. D'où l'intérêt pour le théâtre de rencontrer la science qui traque les mécanismes du vivant et suscite ainsi la joie ou le plaisir des découvertes.

Alain Prochiantz affirme " l'importance d'écouter les signes provoqués par le hasard, et la nécessaire faculté à rebondir sur celui-ci. Il y a une part d'intuition dans la découverte scientifique. Mais il y a aussi ceci chez Claude Bernard : comment inventer la manip. " (paroles notées lors des répétitions du spectacle en janvier 2002)

Une curiosité qui invente devant ce qui étonne. L'intuition résonne étrangement avec l'inspiration du comédien. Alors la solution est-elle dans le désir d'une improvisation perpétuelle à partir d'un nouveau canevas qui irait chercher des consonances avec l'expérience scientifique ? En tant que témoin des répétitions du spectacle La Génisse et le pythagoricien, je me souviens des propos de Jean-François Peyret lors du premier travail à la table réunissant comédiens, techniciens et dramaturges : " essayer de trouver un " esprit de la manip " qui est une dramaturgie comme une autre... On pourrait imaginer des comédiens spécialistes des paysages, des spécialistes des métamorphoses... chaque interprète doit y voir un intérêt, y trouver le sien. Que je raconte cela ou que je ne le raconte pas , il y a quelque chose qui change ma vie dans ça... les gens vont se raccrocher aux comédiens... c'est différent d'avec les musiciens qui seront interprètes seulement... ce n'est pas le même rapport à la confection, ils ne seront pas en situation d'improviser, il y a un compositeur... alors que pour le comédien, il n'y a pas d'auteur mais un mélange d'Ovide et de science... c'est un comédien qui évolue... c'est une question esthétique... ce qui va être dit par le comédien est plus important que ce qui va être dit par le musicien... même si c'est une fiction, le spectateur voit quelque chose avec le comédien mais il ne voit pas très bien à quoi il renvoie... ni un auteur, ni un personnage... ce sont des tempéraments, des chaleurs, des couleurs mais qui sont celles des comédiens... si François Chattot raconte une histoire, les spectateurs s'en souviennent et c'est différent si c'est Maud... c'est du comédien à l'état pur... il y a des métamorphoses, quelques identifications qui se passent... pour le comédien l'important c'est de faire une palette... comme je ne connais pas bien tout le monde dans la distribution, les choses restent très ouvertes... le désir de raconter à sa manière... il faut chercher l'humour dans Ovide mais un humour des Dieux... Mais exigence personnelle : je raconte ça et pourquoi... créer le trouble... le comédien s'aperçoit de l'horreur de ce qu'il dit... la relation entre le corps et le sol, un corps sans lieu "

Le metteur en scène semble désirer une forte implication du comédien dans la construction de sa partition. Il lui donne une importance essentielle et souhaite qu'émerge de son travail sur le plateau ce qui pourrait être la base du spectacle. Une grande liberté apparente lui est proposée mais dans un cadre, dans une " manip " inventée pour cela. Essayons de repérer les différentes strates de celle-ci :
         - la partition O, un texte écrit par le metteur en scène et le dramaturge sans personnages sur lequel chaque acteur intervient librement dans un travail sur table ou sur le plateau (dix partitions se sont élaborées petit à petit pour ce spectacle).
         - l'humour des Dieux, une règle du jeu qui introduit à la fois une difficulté et une liberté d'action.
         - le décor, évoqué donc imaginé dans un premier temps pour nourrir l'inspiration, puis investi pour y puiser des ressourcements.
         - les nouvelles technologies appréhendées elles aussi dans un premier temps par le discours, présentées comme des possibilités d'aide et d'accompagnement au jeu mais sans qu'il leur soit attribué un rôle spécifique vis à vis du comédien, afin que celui-ci en prenne note, avec la liberté de jouer ou non avec ou contre elles.

La manip est une boîte de jeu. L'animal comédien de la manip est mis au centre d'interférences de mots, d'idées, et à part égale d'interférences d'ondes sonores et de rayons lumineux. Le jeu est un geste-rebond qui trace une ligne matérialisation de l'impact des ondes de choc. Le jeu n'est pas l'incarnation d'un personnage mais la disponibilité sensuelle et intellectuelle aux problèmes posés par les différents éléments de la boîte. Une faculté à souligner, répéter, débroussailler les propos sur la métamorphose, leur donner une couleur qui s'ajoutera à la palette de celles proposées par les autres comédiens, les techniciens, les dramaturges. La justesse de cette couleur est déterminée par l'adéquation à l'ensemble et non par la dictée du sens initial ou présupposé d'un texte. Le geste est celui du peintre face au tableau à la fois porté par l'intuition et le cheminement du travail.

L'art du comédien est aussi une recherche de ce qui permet une rencontre entre sa propre histoire face au problème posé, ici la métamorphose, l'histoire du spectacle et celle de l'humanité. Car le but final est l'ouverture de la boîte sur le monde, une déterritorialisation de la scène qui s'effectue au niveau du temps et de l'espace. D'Ovide au monde du web, rien n'est linéaire, ni limité au lieu du théâtre. Les expériences qui ont lieu lors des répétitions sont enregistrées par la webcam, utilisées pour être observées par l'équipe, triées pour être retransmises sur le web. Cette possibilité de saisir et revoir une action, de l'identifier est un outil de détemporalisation et déterritorialisation. Réutilisé sur le site ou dans la mémoire individuelle du comédien, il nourrit le kaléidoscope de l'inspiration commune tout en alimentant la problématique offerte au monde par l'intermédiaire du site. L'actualité médiatique est aussi écoutée si elle fait écho au travail en cours. Les répétitions à la table se nourrissent d'un au-delà du texte composé des points de vue de chacun.

L'acteur est créateur parce qu'il doit s'approprier la partition et la transformer selon ses propres choix. Son rôle n'est pas interchangeable. Les mots qu'il profère lui collent à la peau même s'il s'agit d'un projet intellectuel. Car les appropriations sont à la fois de l'ordre de la sensualité et de la réflexion. François Chattot s'empare de Dionysos autant par plaisir que par obligation. Parallèlement sa complicité ludique avec Pascal Ternisien pendant le travail interfère dans la composition du texte, son découpage en répliques. Les comédiens provoquent des images, suggèrent des sortes de personnages dont se souvient le metteur en scène lorsqu'il reprend son travail de dramaturge de partition en partition. Des personnages non limités par une détermination psychologique mais par un assemblement d'évidences. L'acteur et le metteur en scène construisent un puzzle qu'ils ne cherchent pas à justifier par des critères psychiques ou sentimentaux mais ludiques. C'est l'émergence du vivant sur la scène qui est déterminante. La parole n'est alors gardée que parce qu'elle est nécessaire à celui ou celle qui la profère. La dramaturgie semble ainsi s'inspirer des voix du plateau tout en cherchant à les convaincre. C'est la friction du débat autour des mots et l'éclosion des connivences ludiques qui créent l'étincelle de vie indispensable à l'acte théâtral.

L'implication personnelle et volontaire des acteurs dans le processus est aussi colorée par l'apparente légèreté de l'ambiance provoquée par la présence discrète des nouvelles technologies. La projection d'images et l'enregistrement live des répétitions, soumis ponctuellement et fortuitement à la disposition de ceux qui travaillent laissent des traces sensitives. Il n'est pas interdit de supposer qu'elles s'insinuent dans la mémoire de chacun. Elles aident à l'anticipation perceptive du spectacle futur. Le mystère de leur utilisation lié à l'indépendance créative qui leur est accordé par le metteur en scène nourrit le suspens du dénouement final. L'irritation de ne pas en maîtriser l'intérêt est contrebalancée par le plaisir de découvrir ce qu'elles imaginent ou saisissent au fur et à mesure. Le pointillé de leurs propositions dans le temps des répétitions évite de les sacraliser.

L'acteur est involontairement inspirateur d'images, mais il a aussi la possibilité de se prêter à leur jeu. Là aussi la balle est dans son camp lorsqu'il utilise ce nouvel outil. Un outil qui peut se rapprocher du masque dans la mesure où la projection nécessite la conscience de l'importance de l'image de son propre corps. Avec le masque, l'acteur doit amplifier ses gestes. L'expression de celui-ci est liée à une technique précise qui crée son propre langage. Or, soit l'acteur choisit d'oublier qu'il est filmé lorsqu'il joue, soit il choisit de jouer avec son image. Dans cette dernière hypothèse, il doit créer sa propre technique de dialogue avec celle-ci qui nourrira le jeu théâtral. La prise de conscience de la profondeur des ombres dans l'espace, l'illusion du miroir, l'effet du gigantisme et de la déformation par rapport à la réalité entraînent un jeu spécifique. La dissonance du rapport entre le corps réel et le corps de l'écran est source d'humour, de poésie, de surprise, de toutes les perceptions esthétiques. Si le comédien décide de se saisir de ce masque là, il multiplie ses effets. Il a la possibilité de souligner un propos, d'exacerber un sentiment, de décupler un trait d'humour.

Canevas du théâtre contemporain, le rapport aux nouvelles technologies offre aux comédiens un cadre - tremplin pour un nouveau jeu ancré dans le monde actuel. L'introduction de la webcam ouvre la boîte de jeu sur le vertige du virtuel. Celui-ci s'immisce dans le processus de création en repoussant les limites spatio-temporelles de l'événement théâtral. Le théâtre du metteur en scène Jean-François Peyret emprunte à la science le concept de la manipulation pour mesurer les effets mais aussi et surtout pour saisir les moments de vie, les hasards où la nécessité de la parole théâtrale s'impose, aujourd'hui.

Corinne Pichon
Etudiante en D.E.A.
Art et Spectacle à l'Université de Caen.