Monsieur,
Je
prends la licence de vous écrire, suite à la vision
de la pièce La génisse et le pythagoricien.
J'ai laissé couler
une semaine avant de vous en écrire quelques mots.
Par ma femme, Marie-Madeleine
Mervant-Roux, j'ai su que vous habitiez square du Croisic. Ne serait-ce
que parce que Le Croisic me rappelle un souvenir d'enfance, c'est
un plaisir teinté de nécessité qui m'entraîne
à vous envoyer quelques réflexions concernant votre
spectacle. Ce souvenir c'est celui d'un jeune enfant d'environ cinq
ans, assis sur une bite d'amarrage sur le port du Croisic : derrière
moi, se tient ma mère, mon père prend la photo, avec
la perspective, derrière nous, du restaurant auquel on accédait
par quelques marches. Je me souviens, plus de cinquante plus tard,
que nous avions mangé du homard. L'image de ma mère,
derrière moi, fière, un peu ombrageuse, un peu gênée
et endimanchée, m'accompagne toujours. Voilà pour
le square du Croisic.
Pour La génisse
et le pythagoricien, c'est une autre histoire. Je ne vous cacherais
pas que j'ai lu deux textes (envoyés sur votre site internet)
avant de vous écrire, l'un d'Anne-Françoise Benhamou,
l'autre de Yannick Butel, qui, je viens de le remarquer, se définit,
in fine, comme pêcheur de homards (encore eux !). Je confesse
que je ne comprends pas tous leurs commentaires sophistiqués
!
Pour ce qui me concerne,
j'ai été attiré et séduit d'abord pour
le libellé de l'intervention que vous avez faite au colloquium
de l'ENS. Je suis donc allé au théâtre de Gennevilliers
dans de bonnes dispositions d'esprit
en éveil.
Naturellement (trop naturellement)
j'ai trouvé étonnante votre scénographie, la
"scène" bi-frontale, partagée par l'hypoténuse
de Pythagore (deux mondes ?), un désir exhibé de briller
et de jouer. Bref, j'ai trouvé cela un peu potache, un peu
narcissique, donc adolescent.
Et puis, je me suis senti
envahi par votre pessimisme, votre désespoir de ne pas pouvoir
ou savoir donner du sens au projet de votre pièce. La dramaturgie
part dans tous les sens, sans alpha et omega, indiquant que vous
ne saviez pas vraiment où vous alliez. Comme si vous aviez
manqué de temps ou de réflexion. D'où un patchwork,
un feuilletage de situations, de saynètes sans perspective
; vous arrêtez la pièce à un moment, il le faut
bien, mais vous auriez pu la continuer, vous auriez pu même
ne pas la commencer. C'est cela que j'appelle votre pessimisme.
Et puis je vous ai trouvé
optimiste, progressiste. Voyons, un homme de votre condition pourrait
ne pas se hasarder sur le chemin si peu fréquenté
d'une réflexion sur la science et le savoir*. Pourquoi s'y
risquer ? C'est très généreux de votre part.
C'est comme si vous aviez voulu relever un défi ( par lassitude
aussi de ce que l'on peut voir et entendre par ailleurs ?). C'est
bien courageux et malicieux de votre part, Monsieur !
Vous lisez le dépôt
de ma mémoire et nous savons tous comme elle est trompeuse,
après une semaine de laisser faire. En fait, je ne sais plus
aujourd'hui si j'écris ces quelques impressions et remarques
sur votre pièce de façon objective, ou si je projette
ce que j'ai cru y voir, ou voulu voir, ou aimerais y avoir vu. De
façon plus directe, peut-être que j'aurais aimé
participer à votre réflexion, plus que nécessaire,
sur ce thème. Ma culture de mathématicien m'autorise
à le dire, je crois, et ça me donne quelques idées
(la révolution (à tous les points de vue !) copernicienne
(Kepler + Copernic) ; le chaos (la non-prédictabilité
des événements) avec le livre très didactique
d'Ivar Ekeland sur la théorie des catastrophes, intitulée
Le calcul, l'Imprévu, des figures du temps de Kepler
(encore lui) à Thom, Seuil, 1985).
Tout cela est évidemment
imprudent et impudent de ma part. Je suis sûr que vous aurez
la générosité de me lire entre les lignes,
vous me le devez un peu parce que j'ai tenté de faire à
votre spectacle, du moins je le crois.
Acceptez, Monsieur, l'expression de mes meilleurs sentiments.
Jean Roux
P.S : j'ajoute que vous avez une langue, Monsieur. C'est bien du
talent.
*Les
tentatives que je connais sont : La vie de Galilée
(B. Brecht), l'exemple le plus connu. Copenhague de Michael
Frayn (débat entre N. Bohr et W. Heisenberg et Les Palmes
de Mr Shulz (à propos de la recherche de Pierre et Marie
Curie et la découverte du radium).
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