Sophie Kovalevskaïa : une rencontre
J’ai rencontré Sophie K., comme on rencontre une femme, par hasard ; après coup le hasard se change parfois en nécessité. Ce jour-là, je baguenaudais au BHV - j’aime beaucoup le BHV ; le BHV devrait sponsoriser tous mes spectacles (ah ! le sous-sol du bricolage, quelle invitation à l’art, d’un bricolage l’autre…) -, quand passant par hasard au rayon livres du magasin, je vis, au bout de sa gondole, Sophie qui m’attendait.
Il y a souvent des gondoles dans les histoires d’amour. Le nom russe, le prénom, ce titre, Une nihiliste, sur la couverture cette femme un peu triste qui marche d’un pas décidé, vers son destin sans doute : je tombe en arrêt. Je prends le livre. Aussitôt festival de synapses sous mon crâne : elle a été admirée par Darwin, me dit la quatrième de couverture. Darwin : justement j’étais en pleine évolution ! (certains se souviennent peut-être encore des Variations Darwin ici-même). Voilà : Darwin passe le témoin, Sophie entre dans ma vie et dans mon théâtre.
Elle avait vraiment toutes les raisons d’y entrer. Sophie était même trop belle : mathématicienne et écrivain, elle met en équation la toupie et sa jeunesse en roman ; elle laisse son nom à un théorème (avec Cauchy) et signe un grand drame (avec l’écrivain suédois Charlotte Leffler), c’est donc qu’elle tente, sinon de réconcilier, du moins de concilier l’invention mathématique et l’imagination littéraire. Il y a là de quoi intriguer un théâtre qui, depuis quelques temps, se risque du côté de chez les savants. Avouez qu’il serait bien intéressant d’être dans le secret de ce cerveau amphibie ! D’où la gageure d’y installer notre scène et de tâcher de voir ce qui s’y passe, comment y coexistent la poésie ou la prose avec les équations aux dérivées partielles, le désir d’émancipation et les intégrales abéliennes dégénérées, etc.
Sophie K., c’est une oeuvre et une vie qui fut aussi un roman. Une vie brève (elle meurt à quarante et un ans en 1891) mais qui épouse son époque et s’y épuise : enfance et adolescence d’une aristocrate russe touchée par les idées nouvelles, mariage blanc pour quitter sa famille et partir faire des études, exil, l’Allemagne pour étudier les mathématiques mais sans avoir le droit de fréquenter l’université, la France de la Commune, la Suède qui lui donnera son poste de professeur l’université, le premier attribué à une femme en Europe. Et ce talent pour être aux bons endroits pour rencontrer les bonnes personnes : Dostoïevski, George Eliot, Herbert Spencer, Darwin, Tchekhov comme aussi le grand mathématicien allemand Weierstrass ou Poincaré. Une telle vie, c’est tout un monde. Les présentations sont faites : que la représentation commence.
Jean-François Peyret, 2005
Il serait tentant de dire que c’est du président de Harvard, Larry Summers, et de sa gaffe récente sur l’incapacité du cerveau féminin à faire des mathématiques, que nous est venue l’idée de consacrer un spectacle à la mathématicienne russe Sophia Kovalevskaïa. L’occasion est presque trop belle de tendre ainsi l’arc entre la Russie arriérée de la deuxième moitié du XIXè siècle, entre le combat que Sophie K dut mener pour se faire reconnaître comme mathématicienne et une des plus performantes fabriques de cerveaux de l’Amérique d’aujourd’hui, fille aînée de la Science, pour constater que le fil de l’increvable sexisme est ininterrompu. Entre les propos, tenus aujourd’hui à Harvard et ceux, par exemple, de Strindberg révolté à l’idée qu’on nomme Sophie (une femme !) à un poste de professeur à l’Université, le chemin parcouru ne semble pas bien grand. Le machisme ordinaire ne serait pas seulement le fait de l’ignorant et du fruste, mais il sommeille aussi dans les esprits éclairés, à croire qu’il serait inné…
Ce serait tentant, mais malhonnête puisque notre rencontre avec SK s’est faite autrement, et beaucoup plus par hasard. Nous étions en effet l’an dernier en train de faire un spectacle sur Darwin lorsque Une Nihiliste, le roman de notre mathématicienne parut en français ; sur la quatrième de couverture, n’était-il pas indiqué qu’elle avait épousé le traducteur russe de Darwin, qu’elle avait rencontré l’auteur de L’Origine des espèces ? Cela suffisait pour piquer notre curiosité et donner l’envie de faire entrer la mathématicienne-écrivain dans notre petit théâtre. Que le théâtre, ou le roman ou le cinéma soient tentés de s’emparer de la vie et l’œuvre de cette femme, rien d’étonnant. On dirait qu’elle épouse son époque. De son enfance d’aristocrate russe ébranlée par le nihilisme, de sa fascination pour les idées nouvelles, de son combat pour faire valoir ses droits au savoir à la victoire de son féminisme consacrée par sa chaire en Suède et la reconnaissance de son génie mathématique, en passant par la Commune de Paris, par les relations qu’elle entretint avec les plus grands esprits de son temps, elle n’a pas ménagé sa passion et on regrettera seulement qu’elle soit morte si jeune, et n’ait pas connu la suite de cette Histoire si pleine de bruits et de fureurs. Après tout, en 1917, elle n’aurait eu que 67 ans. Ainsi ses talents mathématiques ne l’ont pas enfermée dans une tour d’ivoire ; elle était dans le siècle, et voulut s’y inscrire politiquement en luttant pour l’émancipation des femmes, mais littérairement aussi en se choisissant écrivain. Bref, pour revenir aux préoccupations de Larry Summers, le cerveau de Sophie Kovalevskaïa nous intéresse.
Il nous intéresse par son caractère amphibie, le côté scientifique et le côté littéraire, et il nous intéresse d’autant plus que notre théâtre, littéraire par vocation, cherche, depuis quelques années et quelques spectacles à être en résonance avec la science et la technique dont il est le contemporain, à s’en faire l’écho poétique, si ce n’est pas prétentieux de le dire. Qu’on me permette d’ajouter que cette démarche est, contrairement à une tradition anglo-saxonne plus riche en ce domaine, assez rare en Europe continentale. Cela signifie aussi que notre intérêt n’est pas seulement historique masi qu’il nous importait aussi d’examiner l’héritage de Sophie et de savoir ce que les scientifiques d’aujourd’hui pouvaient en faire.
Tout ce qui précède explique pourquoi nous avons fait le choix de Sophie. Il faut maintenant dire un mot du comment. Notre démarche n’est délibérément pas imitative, notre esthétique n’est pas une esthétique de la représentation ; nous ne chercherons pas à construire une fable représentative où le personnage de Sophie K. s’incarnerait dans une comédienne bien choisie. Le théâtre ici n’est pas au service de l’illusion biographique : nous avons des doutes, plus que des doutes, sur la validité (artistique ou non) de tout projet biographique, projet d’une intenable maîtrise de la part du biographe qui veut qu’une vie obéisse à un plan, qu’une vie soit de part en part intelligible. Nous ne voulons pas réintroduire sournoisement un déterminisme à qui la science à cette époque est en traind e tordre le cou. Nous ne posons pas que la vie de cette femme disparue il y a 125 ans, ni que son œuvre mathématique par nature hors des prises d’un théâtre peu au fait des équations aux dérivées partielles ou des intégrales abéliennes dégénérées nous soient intelligibles et que nous pourrions rapprocher Sophie K de nous ; non, nous chercherons plutôt à nous approcher d’elle. Ce travail théâtral est un travail d’approche par les moyens propres du théâtre (trois comédiennes et un comédien en quête de Sophie K) prolongés par l’apport d’autres pratiques artistiques, comme ceux de la vidéo, de la musique électro-acoustique ou internet. Surtout ce spectacle sera l’occasion d’un commerce entre artistes et scientifiques dont le résultat ne sera pas une conversation académique ou mondaine mais quelque chose de fabriqué en commun : un spectacle.
Jean-François Peyret, 2005
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